Sexe, mensonges et Blaise Pascal : réponse à un article paru dans Ouest-France

Fact-checking, principes d’impartialité, critique des sources… La déontologie du journalisme s’arrête-t-elle où commence l’Histoire?  Un organe de presse de grande diffusion peut-il s’arroger le droit moral d’écrire des énormités sur des personnages historiques disparus, sous prétexte d’une longue prescription ? On peut se poser la question en lisant cet article de Françoise Surcouf  paru dans Ouest-France: « Un château, une histoire d’amour. La mélancolique aventure de Blaise Pascal avec une aristocrate », paru le 25 septembre 2022.

https://www.ouest-france.fr/culture/patrimoine/un-chateau-une-histoire-d-amour-la-melancolique-aventure-de-blaise-pascal-avec-une-aristocrate-b26f284e-3a9d-11ed-93fa-639da4e467ed

Dans une rubrique « Culture – Patrimoine » intitulée « Un château une histoire d’amour », la journaliste prétend retracer les amours impossibles de Blaise Pascal et de Charlotte de Roannez. Cette légende, née de toutes pièces au XIXe siècle pour tenter d’attribuer à Pascal un texte qui n’est pas de lui (le Discours sur les passions de l’amour), a été définitivement rejetée par les savants, depuis Louis Lafuma et Jean Mesnard. Depuis 60 ans, tous les chercheurs sérieux, de McKenna à Michel Le Guern en passant par André Comte-Sponville, ont sans ambiguïté rejeté cette construction romantique aussi datée qu’erronée. Seul Ouest-France continue de propager ces anecdotes contraires à toute vérité historique: les amours prétendues, le voyage en Poitou de 1652, ou encore l’accident de carrosse sur le pont de Neuilly. Il ne manque que le « gouffre » pour compléter ce portrait d’Epinal.

Face à un tel tissu de contre-vérités historiques qui ne font pas honneur à Pascal, et encore moins à Ouest-France, la Société a décidé de réagir par un premier courrier adressé à M. le Rédacteur-en-chef. Il a été suivi d’une réponse de Mme Surcouf, qui demandait un éclaircissement. Nous le lui avons fait parvenir le 3 octobre. Depuis, malgré une relance, Mme Surcouf et la rédaction gardent le silence. Nous avons donc souhaité aujourd’hui rendre publique notre mise au point (25 octobre 2022). La lettre ci-dessous a été signée par une dizaine de spécialistes, membres de la Société, universitaires de premier plan pour la plupart.

Edit 09/11: un entrefilet, valant comme une très timide rétractation, est parue dans Ouest-France (copie d’écran ci-dessous)


Paris, le 03/10/2022

Madame,

Nous vous remercions vivement de votre message. Croyez bien que nulle colère ne nous pousse : seul nous anime un désir serein de vérité, aussi sincère que désintéressé, et c’est avec joie que nous échangerons avec vous sur ce sujet, car nous ne doutons pas que vous vous trouvez dans les mêmes dispositions que celles où nous sommes.

L’attribution du Discours des passions de l’amour a fait l’objet de discussions très vives au XIXe siècle. Aujourd’hui le débat est clos. Les soupçons contre l’authenticité pascalienne de ce texte se sont accumulés dès les années 1920, et l’attribution à Pascal est définitivement refusée par Louis Lafuma en 1949[1]. Celui-ci, dans la notice qu’il consacre à cette œuvre en 1963, estime « pour le moins invraisemblable » que Pascal en soit l’auteur, et se demande « quel peut en être le compositeur » : il songe à quelque courtisan qui l’aurait écrite vers le milieu des années 1660, c’est-à-dire après la mort de Pascal[2]. Plus récemment, Michel Le Guern, éditeur de Pascal dans la Bibliothèque de la Pléiade[3], n’éprouve même plus le besoin de rappeler le détail de la discussion : « Le Discours sur les Passions de l’amour n’est pas de Pascal […] ayant généralement été attribué à Pascal pendant plus d’un siècle, le lecteur peut s’attendre à en trouver le texte dans les Œuvres de Pascal. C’est la seule justification de sa présence ici », précise-t-il dans la notice. Jean Mesnard, autre immense spécialiste de Pascal, était du même avis, et proposait d’attribuer le Discours à Henri-Louis Loménie de Brienne[4]. On a parfois avancé aussi le nom de Madame de Sablé. Si l’attribution du Discours reste effectivement douteuse encore de nos jours, nous disposons au moins d’une certitude : Pascal n’en est pas l’auteur. On n’y retrouve ni le style, ni les arguments qui caractérisent la prose de Pascal partout ailleurs dans son œuvre : « je n’y reconnaissais nulle part ce qu’il y a presque toujours, chez Pascal, de tragique et d’éblouissant », estime André Comte-Sponville, qui poursuit : « plus tard, ce sentiment tout subjectif de lecteur fut confirmé par les belles analyses, autrement savantes, de Jean Mesnard »[5].

L’idée d’une histoire d’amour entre Charlotte et Blaise fut avancée pour la première fois par Prosper Faugère, au milieu du XIXe siècle, sans le moindre début de preuve, précisément pour tenter d’expliquer cet inexplicable Discours des passions de l’amour. Cette hypothèse extravagante culmina dans un ouvrage de 1946, L’impérieux amour de Blaise Pascal, qui fourmille de propositions insensées[6]. Le travail essentiel de Jean Mesnard, Pascal et les Roannez, paru en 1965 chez Desclée de Brouwer, ruina définitivement cette théorie. Ses arguments décisifs sont relayés par Antony McKenna dans le Dictionnaire de Port-Royal : « On n’accordera aucun crédit aux prétendues relations sentimentales que Prosper Faugère a le premier imaginées entre Pascal et Mlle de Roannez, et on refusera d’alléguer, à l’appui de cette fiction extravagante, l’attribution à Pascal du Discours sur les passions de l’amour. »[7]  L’idylle est une « divagation », et la thèse d’une rencontre dans le beau château d’Oiron en 1652 est absurde : le voyage n’a tout simplement pas eu lieu. Pascal n’était même pas encore très lié avec les Roannez à cette date[8].

Autre légende à déconstruire : celle de l’accident de carrosse sur le pont de Neuilly. Elle fait partie de ces anecdotes fictives sur les philosophes dont se délectaient les biographes du XVIIIe siècle : ils en inventèrent à foison, sans le moindre fondement[9]. Pascal en a été victime plus que quiconque : la légende du gouffre et celle de l’accident sont les plus célèbres. Les travaux actuels ne portent plus sur l’évaluation de  leur véracité, mais sur les raisons pour lesquelles de telles anecdotes ont pu être inventées. Leur étude est passionnante, car elle nous renseigne sur les visages successifs pris par les souvenirs des grands personnages à travers les différentes périodes de l’Histoire[10]. Le portrait que vous donnez de Pascal est très précisément celui qu’on a construit à l’époque Romantique, au milieu du XIXe siècle. Il est si tenace que les spécialistes aujourd’hui éprouvent les plus grandes difficultés à le corriger, avec son cortège de conséquences fâcheuses, dans les esprits du public (d’où notre vigilance).

On s’interroge aussi sur votre insistance à présenter Pascal comme un roturier   : certes il n’appartenait pas à la vieille aristocratie d’épée comme les Roannez, mais son acte de naissance indique bien « Blaise Pascal,  fils à noble Etienne Pascal ». Son testament, son billet d’enterrement et son acte d’inhumation portent « Blaise Pascal, écuyer ». Écuyer est un titre de noblesse immédiatement inférieur à celui de Chevalier.

Depuis soixante ans, les livres qui font autorité sont unanimes  : le voyage de 1652, l’idylle présumée, l’attribution du Discours, l’accident du pont de Neuilly, et jusqu’à la roture prétendue de Pascal, tout est faux.

« Les zones encore obscures de la vie de l’auteur ne doivent-elles pas laisser leur part au doute ? » demandez-vous. Le doute méthodique est toujours salutaire, et il ne nous appartient pas de sonder les reins et les cœurs, mais imaginer des scénarios plausibles dans les interstices de l’Histoire, c’est la tâche du romancier, pas d’un journaliste écrivant un article dans la rubrique « Culture » et « Patrimoine » d’un grand quotidien. Vous nous demandez de prouver que cette histoire d’amour est impossible : d’un strict point de vue méthodologique, il nous semble que vous inversez le régime de la preuve. Que « rien n’infirme » une thèse ne saurait suffire à l’accréditer, en bonne épistémologie.  Et ce dont on ne peut parler, il faut le taire.

Mais en réalité, il ne reste ni doute, ni zone d’ombre : les chercheurs ont fait toute la lumière et réduit à néant la légende. Accordons néanmoins la concession que vous demandez, en commençant par écarter tous les faits. Interrogeons-nous seulement sur la vraisemblance de cette histoire fabuleuse, et raisonnons en romanciers : l’amourette inexistante aurait-elle quelque chance de séduire au moins un auteur de fiction historique en mal d’inspiration ? Se non è vero, almeno ben trovato ? Nous avons quelques raisons d’en douter. Rien n’indique que Pascal ait jamais éprouvé la moindre attirance pour les femmes – ni non plus pour les hommes. À une seule reprise, dans Les Pensées, il évoque les choses de la chair : reprenant un terme emprunté à Montaigne, il nomme « besogne » l’acte sexuel, sans cacher son dégoût pour une activité qui « absorbe toutes les facultés de l’âme », et dont il compare les effets à ceux d’un éternuement[11]. Dans un autre fragment, il constate désabusé qu’ici-bas, l’amour entre les êtres est impossible et trompeur : « On n’aime jamais personne mais seulement des qualités[12] ». Les recherches menées depuis quelque temps sur l’asexualité pourraient offrir des pistes d’étude plus prometteuses que la vaine quête d’un introuvable romantic interest chez notre savant. Ce désintérêt de Pascal pour l’amour a conduit certains romanciers imaginatifs à se pencher sur une possible passion adelphique que Blaise aurait éprouvée pour sa sœur Jacqueline :  « Leurs cœurs n’étaient qu’un cœur…. ». Eussiez-vous soutenu cette thèse qui fait de Pascal un autre René, et de Jacqueline une autre Amélie, vous n’auriez probablement pas été plus près de la vérité : mais vous auriez du moins goûté la compagnie de François Mauriac[13].

Blaise et Charlotte ont certes entretenu une relation épistolaire intense et rare, non en 1652, date où ils se connaissaient fort peu, mais quatre ans plus tard, entre septembre 1656 et mars 1657, pendant la campagne des Provinciales. À cette date, Charlotte souhaitait se retirer à Port-Royal et y prendre le voile, par conviction religieuse, et pour échapper au mariage avec le marquis d’Alluye que sa famille voulait lui imposer. Vous connaissez ces éléments et vous avez raison sur ce point. Les missives conservées n’ont rien de galant : Pascal évoque la perversité du monde, célèbre les torrents de la grâce, plaint la vérité opprimée et persécutée. Blaise était certes lié à Charlotte, mais par une de ces  exigeantes unions spirituelles où les corps n’entrent pas[14].

C’est que l’amour selon Pascal n’a rien d’une bluette : c’est celui, exclusif et absolu, d’un Dieu caché sensible au cœur. C’est également celui que l’auteur des Pensées éprouvait pour une humanité misérable, parce qu’il savait mieux que quiconque que l’homme passe infiniment l’homme. Cet amour supérieur qui l’a hanté et poursuivi pendant toute sa brève existence, Pascal lui donne le beau nom de Charité. Il en avait reçu l’intuition lors d’une nuit mystique de novembre 1654. Cette rencontre a fait de lui l’authentique « philosophe de l’amour »[15], sans rapport aucun avec le savant mondain et sentimental que dépeint votre article[16].

Vous parlez de votre « petit article » : vous vous calomniez injustement. Nos fils d’actualité nous ont aussitôt prévenus de sa parution. Nous ne sous-estimons pas son retentissement, et nous craignons le dommage qu’il est susceptible de causer dans l’opinion. Il servira de caisse de résonance à des thèses erronées qui ont la vie très dure, et que nous tentons de combattre au nom de la vérité, y compris sur les nouveaux médias[17].

Nous espérons vous avoir convaincue et ne doutons pas que, le cas échéant, vous aurez à cœur d’apporter les rectifications nécessaires à votre article.

Nous vous prions de croire, Madame, à l’expression de nos meilleurs sentiments.

Mme Laurence Plazenet,
Présidente de la Société des Amis de Port-Royal,
Directrice du Centre International Blaise Pascal (IHRIM-CNRS)
Professeur de Littérature française du XVIIe siècle
(Université Clermont Auvergne)

M. Gérard Ferreyrolles,
Président honoraire de la Société des Amis de Port-Royal
Professeur émérite de Littérature française du XVIIe siècle
(Université de Paris-Sorbonne)

Mme Constance Cagnat-Debœuf,
Secrétaire de la Société des Amis de Port-Royal,
Maîtresse de conférences en littérature française
(Université de Paris-Sorbonne)

Mme Anne-Claire Josse-Volongo,
Vice-présidente de la Société des Amis de Port-Royal,
Conservateur en chef des bibliothèques
(Université Paris Nanterre) 

Mme Françoise Pouge-Bellais,
Trésorière de la Société des Amis de Port-Royal

M. Laurent Thirouin
Professeur émérite de Littérature française du XVIIe siècle
Groupe Renaissance Age Classique (IHRIM, UMR 5317)
(Université Lyon 2 )

M. Tony Gheeraert,
Vice-président de la Société des Amis de Port-Royal,
Professeur de Littérature française du XVIIe siècle
(Université de Rouen Normandie)

 

[1] Louis Lafuma, « Le discours sur les passions de l’amour n’est pas de Pascal », Revue d’Histoire littéraire de la France, 2, 1949, p. 113-129.

[2] Blaise Pascal, Œuvres complètes, préface d’Henri Gouhier, présentation et notes de Louis Lafuma, 1963, p. 285.

[3] Blaise Pascal, Œuvres complètes, éd. Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 2000, t. II, p. 1209.

[4] Blaise Pascal, Œuvres complètes, éd. Jean Mesnard, vol. 4, « Œuvres diverses », Paris, Desclée de Brouwer, 1992, p. 1648.

[5] André Comte-Sponville, « L’amour selon Pascal », in Revue Internationale de Philosophie, vol. 51, n° 199, 1997, p. 157.

[6] Gabriel Langlois, L’Impérieux amour de Blaise Pascal, Paris, R. Debresse, 1946, 108 pages.

[7] Antony McKenna, « Roannez, Artus Gouffier, duc de, et Charlotte Gouffier dite Mlle de », in Dictionnaire de Port-Royal, Paris, Champion, 2004, p. 875.

[8] Jean Mesnard, Pascal et les Roannez, Desclée de Brouwer, 1965, p. 164.

[9] Dinah Ribard, Raconter, vivre, penser : histoire(s) de philosophes, 1650-1766, Paris, Vrin / ehess, coll. « Contextes », 2003.

[10] « L’accident de Neuilly permettait d’assujettir le génie de Pascal à son pathos », écrit ainsi Huguette Krief (« D’un préservatif contre le fanatisme : la réédition par Voltaire de l’Éloge et pensées de Pascal par Condorcet », Revue Voltaire, n° 4, 2004, p. 97).

[11] Blaise Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1992, fr. 648.

[12] Ibid., fr. 657.

[13] François Mauriac, Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline [1931], Paris, Grasset, 2014.

[14] La lecture de la correspondance de l’abbé de Saint-Cyran avec les jeunes filles qu’il put diriger et qui furent confrontées à des situations comparables à celle de Charlotte de Roannez vous permettrait de ne pas vous méprendre sur le ton des lettres de Pascal, qui n’a rien de sentimental : ce sont des lettres de direction.

[15] A. Comte Sponville, art. cit., p. 158.

[16] Pour une synthèse récente sur la place de l’amour dans la pensée pascalienne, voir Alberto Frigo, L’Esprit du corps. La doctrine pascalienne de l’amour, préface de Vincent Carraud, Paris, Vrin, Bibliothèque d’Histoire de la philosophie, 2017.

[17] Voir par exemple, sur la chaîne Youtube des Amis de Port-Royal : Laurent Thirouin traite la question de l’accident de carrosse dans la 58e vidéo des « Minutes de Port-Royal », intitulée « Pascal tombe à l’eau » (https://youtu.be/Z1T1EP3bhhA).