Le miracle de la Sainte-Epine (24 mars 1656)

En 1656, Port-Royal est dans une situation difficile. Depuis la bulle papale Cum Occasione de 1653, les persécutions anti-jansénistes se déchaînent, et l’on va jusqu’à disperser les Solitaires et à fermer les Petites Écoles à la maison des Champs. Ce conflit, loin de se limiter à quelques théologiens isolés, déchire toute l’Église de France. Les débats qui font rage à la Sorbonne aboutissent, au début de 1656, à l’expulsion d’Antoine Arnauld de la Faculté de théologie de Paris.

Les amis de Port-Royal ne sont pas restés passifs: ils ont organisé la résistance, et en particulier demandé à Pascal de requérir le jugement de l’opinion public, de façon à faire éclater l’injustice des attaques portées contre le parti augustinien.

Or, c’est précisément à ce moment que, comme une réponse à ce début de persécution, un miracle se produit à Port-Royal le 24 mars 1656. La propre nièce de Pascal, la petite Marguerite Périer, était atteinte d’une fistule lacrymale très profonde dont elle souffrait depuis trois ans. L’os du nez était carié, les plus habiles chirurgiens avaient avoué leur défaite, et l’on parlait d’appliquer le feu sur la blessure.

Une épine de la Sainte-Couronne ayant été confiée aux religieuses, Marguerite Périer est conduite à l’adoration par la maîtresse des pensionnaires, qui lui conseille de faire toucher son oeil au verre couvrant la relique. La guérison est instantanée; la petite fille le dit à ses compagnes; toutefois la discipline du monastère redouble le silence en temps de Carême, aussi la nouvelle ne se répand-elle que peu à peu.

Anne d’Autriche, reine-mère, refuse de croire au miracle. Elle envoie aussitôt à Port-Royal MM. Guillard, chirurgien, et Félix, premier chirurgien du roi; tous deux, qui connaissaient Marguerite Périer, ne pouvaient qu’attester l’inexplicable guérison.

Ce miracle de la Sainte-Epine est reconnu par tous, même par les adversaires de Port-Royal, qui n’en contestent que l’interprétation donnée par les « jansénistes »: ceux-ci clament que Dieu s’est manifesté en faveur de leur cause. Pascal, très frappé par l’événement, entreprend de réunir des notes en vue d’un traité sur les miracles: ce travail, développé, débouchera sur un ouvrage d’une autre ampleur: sera la première ébauche de son Apologie pour la religion, connue aujourd’hui sous le titre de Pensées.

La campagne des Provinciales et le miracle du 24 mars 1656 contribueront à renverser l’opinion en faveur des amis de Port-Royal, sans renverser pour autant le cours d’une histoire inéluctable: les persécutions reprirent de plus belle contre le monastère. [Source: Paule Jansen, « Port-Royal de Paris, son histoire », in Chroniques de Port-Royal, numéro spécial, 1991.]

A l’instigation de Mère Angélique, Jacqueline Pascal, soeur de Blaise, l’auteur des Pensées, laissa un long poème en stances qui célébrait l’événement, et dont voici quelques fragments:

Invisible soutien de l’esprit languissant,
Secret consolateur de l’âme qui t’honore,
Espoir de l’affligé, juge de l’innocent,
Dieu caché sous ce voile où l’Église t’adore,
Jésus, de ton autel, jette les yeux sur moi ;
Fais-en sortir ce feu qui change tout en soi ;
Qu’il vienne heureusement s’allumer dans mon âme,
Afin que cet esprit qui forma l’univers,
Montre, en rejaillissant de mon coeur dans mes vers,
Qu’il donne encore aux siens une langue de flamme !

Au fond de ce désert, et ne vivant qu’en toi,
Je goûte un saint repos exempt d’inquiétude.
Tes merveilles, Seigneur, pénétrant jusqu’à moi,
Ont agréablement troublé ma solitude :
J’apprends que par un coup de ta divine main,
Trompant l’art et l’espoir de tout esprit humain,
Un miracle nouveau signale ta puissance.
Ce miracle étonnant, dans un divin transport,
Me presse de parler par un si saint effort
Que je ne puis sans crime être encore en silence.

… Ô mortels, écoutez avec un juste effroi
L’effet miraculeux d’une vertu divine,
Et jugez du pouvoir de votre divin Roi
Par celui que reçoit une petite épine.
Cet oeil défiguré, cet os demi-pourri,
Ce mal que le feu même à peine aurait guéri,
Ce mal qui surpassait tout ce qu’on en peut croire,
Par le pouvoir secret d’un saint attouchement,
Se trouve anéanti dans le même moment,
Sans qu’il en reste rien que la seule mémoire.

Qui n’a senti, Seigneur, dans cet événement,
Cette sainte frayeur qu’excite ta présence ?
Qui s’est pu garantir d’un secret tremblement,
Te voyant dans l’effet de ta toute-puissance ?
Que s’il est vrai qu’ici, dans l’ombre de la foi,
Ta présence secrète imprime tant d’effroi,
Lorsque tu ne parais que pour être propice,
Que sera-ce, Seigneur, alors qu’au dernier jour,
Couvrant de ta fureur l’excès de ton amour,
Tu ne te feras voir que pour faire justice !

Cette épreuve, Seigneur, me fait voir clairement
La raison qui te porte, en des choses pareilles,
Comme pour prévenir ce juste étonnement,
À faire quelquefois pressentir tes merveilles.
Ainsi, malgré l’hiver et la rude saison,
Un arbre fleurissant dans ta sainte maison
Nous y fit voir l’espoir d’une chose étonnante.
Ainsi, quand le soleil tenait tout en repos,
Par des songes de nuit qui n’ont rien que de faux,
La vérité parut à ton humble servante.

… J’ai satisfait, Seigneur, l’impétuosité
D’un zèle dont l’ardeur condamne le silence.
Je n’ai point captivé ta sainte vérité,
J’ai suivi le transport de ma reconnaissance,
J’ai dit ce que l’Esprit a daigné m’inspirer.

Et maintenant, Seigneur, si je puis espérer,
Selon que tu promets, grâce pour cette grâce,
Pour salaire, ô mon Tout, fais-moi cette faveur
De rentrer dans mon antre avec plus de ferveur
Et de ne plus sortir du secret de ta face.