Cet ouvrage fera date, n’hésitons pas à le dire, dans l’histoire des études féneloniennes, tant il restitue avec clarté l’unité d’une intuition centrale et la rigueur des raisonnements qui la développent, tant il condense avec une totale limpidité des thèses majeures d’une œuvre dont la résonance moderne reste intacte. L’idée principale s’énonce dès l’introduction : « En tant que fondée sur l’intellection certaine de l’infinité divine, la philosophie est prolégomène à l’oraison et à un amour pour Dieu sans condition ni raison » (p. 12). Le chapitre premier souligne le fait que, dans ses différents ouvrages, Fénelon se présente comme le continuateur de Descartes. Le Cogito, dans les « Méditations » se découvre, au terme d’une rigoureuse démonstration, idée d’infini. Quoique fini et borné, je porte en moi une idée qui représente une chose infinie, je décèle en ma conscience la présence d’un donné qui me dépasse infiniment et constitue la base de toutes mes opérations intellectuelles. Fénelon enrichit ce thème cartésien par la notion d’illumination de la vision en Dieu empruntée à Malebranche. L’opposition avec Pascal s’affirme dès lors avec éclat : grâce à l’idée d’infini ce n’est pas le « Dieu caché » que nous sommes amenés à rencontrer ni davantage le Dieu des philosophes et des savants, mais le Dieu véritable. Celui-ci se laisse atteindre non seulement par le cœur mais aussi par l’esprit, non seulement par la grâce mais aussi par la raison. La différence entre les deux penseurs se dévoile comme étant tout ce qui sépare un christocentrisme radical d’une philosophie de l’infini.
Le chapitre 2 permet d’entrer plus profondément dans cette pensée théologique. C’est bien du Cogito que se déduit mon existence, laquelle ne se révèle pas nécessaire comme l’est, en revanche, celle de Dieu. A l’inverse de l’hypothèse cartésienne du « Malin Génie », Fénelon estime que si Dieu m’a créé intelligent, il n’a pas pu tourner mon esprit vers l’erreur, il m’a donné l’intelligence du vrai. Dans ces conditions quelle place peut-on réserver aux preuves traditionnelles de l’existence de Dieu ? Sans les écarter, l’évêque les relativise fortement : en l’absence de connaissance de soi par le Cogito, l’homme ne peut s’ouvrir à l’infini divin. Cependant, l’argument de la contingence y retrouve une nouvelle signification et une force accrue. Si mon âme existait par elle-même, elle n’aurait besoin ni de s’instruire ni de redresser ses propres erreurs. La conclusion s’impose avec clarté : « Il est évident que qui connaît quelque chose de plus parfait que soi ne s’est pas donné l’être sinon il se serait donné toutes les perfections dont il a connaissance » (p. 116 n° 3).
L’établissement de la preuve ontologique s’opère par différentes voies rationnelles. Seul l’Infini possède l’aséité positive ; c’est, en effet, le propre d’un Etre infini et cause de soi de posséder une perfection absolue à laquelle ne saurait prétendre un être créé, même parfait en son genre. L’idée d’un Etre infini et parfait ne peut, d’autre part « dépendre de moi qui me connais comme fini et imparfait ; il faut donc qu’elle me soit venue du dehors et je suis moi-même étonné qu’elle ait pu y entrer » (p. 125). La représentation que j’ai de Dieu a donc le pouvoir de poser son existence hors de mon esprit. De même que ma propre existence est impliquée dans ma pensée, de même celle de Dieu est impliquée dans son essence. Par ailleurs, une saine appréciation de l’infinité divine me conduit à admettre que je puis éventuellement la connaître, mais ne puis jamais la comprendre. En effet, ma pensée comportant des bornes et des limites ne pourra jamais embrasser l’étendue illimitée que représente la nature de Dieu. Si, par impossible, je parvenais à comprendre l’infini, je ne pourrais plus l’aimer car il ne m’offrirait, en quelque sorte, plus rien à explorer ni à désirer. Au contraire, en tant que tel, il suscite un mouvement irrésistible de ma volonté, il la comble au-delà de toute attente, il l’excédera et la débordera toujours. En conclusion, la réflexion philosophico-théologique doit réviser la conception qu’elle se faisait jusque-là des attributs divins car il se rencontre en Dieu une infinité de choses que l’esprit est incapable d’appréhender : « cet amas de parcelles divines [les perfections] … ces infinis partagés et distingués ne sont plus ce simple infini qui est le seul infini véritable » (« Démonstration » p. 150).
Le dernier chapitre, au titre évocateur : « L’Amour infini », aborde enfin le thème crucial de la théologie fénelonienne : la doctrine du pur amour. L’évêque ne cesse de le répéter à travers diverses formulations : Dieu représente la fin essentielle de l’homme et non le moyen d’obtenir la béatitude. L’amour pur s’affirme comme étant sans mélange d’aucun autre mobile que celui d’aime en elle-même la beauté de Dieu. C’est dans ce contexte précis que s’élabore la célèbre « supposition impossible ». Elle consiste à montrer que l’on continue d’aimer Dieu, même si celui-ci l’ignore, même s’il n’accorde aucun retour, même s’il en vient à rendre malheureux ceux qui l’ont aimé, au point de les abandonner au châtiment éternel. C’est la raison pour laquelle Fénelon s’oppose à la délectation victorieuse des augustino-pascaliens. Il affirme, au contraire, une certaine indifférence de la volonté humaine, qui ne se soumet pas infailliblement au plaisir le plus grand. Dieu proportionne la grâce qu’il octroie à la faiblesse de la volonté du récepteur, mais celle-ci conserve un pouvoir réel. Aimer Dieu pour lui-même signifie qu’on n’est pas déterminé à le faire par la délectation que l’on y trouve. Par cette analyse, Fénelon restaure et magnifie le thème de la nuit mystique, éprouvée par les plus grands saints. La sécheresse et les ténèbres, inhérentes à toute vie spirituelle, ne doivent jamais décourager l’adepte du pur amour. Elles le placent en dehors des sphères équivoques du sentiment mais non forcément en dehors de la grâce.
Pour finir, L. Devillairs cite l’exemple le plus éloquent développé par le « cygne de Cambrai », qui, tout à la fois, instruit et réconforte la conscience croyante : le Christ lui-même. Dans le délaissement de la Passion, la partie inférieure de sa nature (l’essence humaine) ne communique à la partie supérieure (l’essence divine) ni son trouble involontaire ni ses défaillances sensibles. Le mystique peut expérimenter une déréliction analogue voire identique. Il incarne, alors, dans sa chair et dans son esprit, la plénitude de la « supposition impossible » et enseigne à son tour la vérité de l’amour pur.
Depuis les analyses remarquables de J. Le Brun et de D. Leduc-Fayette, on avait rarement eu l’occasion de lire une synthèse aussi claire et aussi puissante de la pensée de Fénelon ni surtout d’apprécier, à ce point, la liaison intrinsèque établie entre la contemplation de l’infini et l’élan amoureux qu’elle suscite. L’auteur a bien raison d’observer que la problématique classique de l’altruisme ou du désintéressement des conduites humaines est posée avec une acuité sans pareille par Fénelon et qu’elle ne cesse d’alimenter nombre de débats contemporains.