Thomas More Harrington

Nicholas Hammond (dir.), The Cambridge Companion to Pascal

Cambridge University Press 2003, coll. Cambridge Companions, xvi-287 pages

La collection Cambridge Companions de la Cambridge University Press vient de consa- crer à Blaise Pascal un volume collectif sous la direction de M. Nicholas Hammond, professeur de littérature française à Cambridge. Ce livre réunit, outre une introduction assurée par M. Hammond, quatorze articles sur les multiples aspects de la pensée de Pascal.

Le premier article, celui de Ben Rogers, résume utilement la vie du penseur français. On peut s’étonner cependant de lire (p. 19, note 12) que Pascal ne voulait sans doute pas « prouver » la vérité de la religion chrétienne. S’il en est vraiment ainsi, que faut-il penser, par exemple, de la finalité des liasses « Preuves de Moïse » et « Preuves de Jésus-Christ « ? La même question peut se poser à propos de l’article suivant, où Henry Phillips, traitant le thème de Pascal lecteur de Montaigne et de Descartes, affirme (p. 38) que l’apologétique pascalienne est moins un ensemble d’arguments en faveur du christianisme que le produit d’une foi exemplaire.

Viennent ensuite deux articles sur les mathématiques de Pascal. Le premier, celui d’A.W.F. Edwards, rend compte, de manière claire et concise, des contributions apportées par Pascal à la théorie de la probabilité. Enchaînant sur cette étude, celle de Jon Elster, intitulée «Pascal et la théorie de la décision », affirme (p. 61) que Pascal se contredit en écrivant, d’abord, dans sa lettre au Père Noël, que « pour faire qu’une hypothèse soit évidente, il ne suffit pas que tous les phénomènes s’en ensuivent, au lieu que, s’il s’ensuit quelque chose de contraire à un seul des phénomènes, cela suffit pour assurer sa fausseté » et, ensuite, dans les Pensées (L427-S681), qu’ « il faudrait,pour combattre [l’Eglise], que [les incroyants] criassent qu’ils ont fait tous leurs efforts pour chercher partout, et même dans ce que l’Eglise propose pour s’en instruire, mais sans aucune satisfaction ». Ainsi, conclut M. Elster, même si le christianisme explique la concordance entre les prophéties bibliques et les événements qui les ont réalisées,cela ne suffit pas, selon Pascal lui-même, à démontrer la vérité de cette religion. Au contraire, comme le montre bien le dernier paragraphe du Traité de la Pesanteur de la Masse de l’Air, Pascal considère qu’une hypothèse n’est démontrée que si elle satisfait aux deux conditions suivantes : 1) tous les phénomènes la confirment 2) cette hypothèse est la seule à satisfaire à cette première condition. Selon Pascal, aucune hypothèse autre que celle de la vérité du christianisme ne peut rendre compte de la réalisation des prophéties bibliques. Elster affirme aussi (p. 63) qu’ « il est peut-être surprenant que [Pascal] ne dise pas si ces éléments de preuves ne pourraient pas néanmoins nous autoriser à attribuer une probabilité positive à [l’hypothèse de la vérité du christianisme] ». Au contraire, Pascal écrit (L835-S423) : « Mais l’évidence est telle qu’elle surpasse ou égale aumoins l’évidence du contraire … ». Enfin, Elster divise le Pari (p. 63) en sept arguments dont il trouve certains dénués de toute valeur ou même incohérents. Au contraire, il s’agit dans le Pari d’un raffinement progressif d’un seul et unique argument que Pascal présente sous la forme d’un dialogue et qui est parfaitement cohérent et valable (voir, par exemple, mon article « Stratégie et Philosophie dans les Pensées de Pascal », dansRomanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 26.1/2.2002, pp. 183-210).

Les deux articles suivants traitent de la pensée scientifique de Pascal. Celui de Daniel Fouke, d’abord, résume bien la physique de Pascal, à ceci près qu’il comporte, pour rendre compte d’une expérience, une figure défectueuse (p. 98), dont la version corrigée se trouve chez Michel Le Guern (Pascal Œuvres Complètes I, p. 516 et p. 1110). En effet, la figure proposée par Fouke ne permet pas de conclure (p. 97) que « si on retire le doigt de l’ouverture près de B, de sorte que l’air s’introduit par là, le mercure au bout recourbé monte jusqu’à atteindre un niveau où il est en équilibre avec le poids de l’air ». Desmond Clark aborde ensuite le problème de la certitude dans la science de Pascal. Ce dernier, affirme-t-il (p. 109), reconnaissait qu’aucune expérience ne peut démontrer avec certitude la vérité d’une hypothèse. Il se trouvait donc dans la nécessité, soit de verser dans une sorte d’empirisme berkeléien, soit d’aspirer à une certitude cartésienne en présentant ses arguments sous la forme de démonstrations mathématiques, soit, enfin, de reconnaître que les théories scientifiques ne sont jamais que plus ou moins probables.Ne pouvant accepter cette dernière conclusion, Pascal aurait hésité entre les deux premières. Au contraire, Pascal, pour qui les expériences sont les « véritables maîtres » en physique (voir le dernier paragraphe du TPMA), ne pouvait attribuer qu’une très haute probabilité aux théories scientifiques les mieux confirmées (voir les trois derniers paragraphes de la « Préface sur le Traité du Vide »).

Dans le domaine proprement philosophique, Jean Khalfa propose une conception peut-être trop négative de l’épistémologie pascalienne. C’est ainsi qu’il affirme, dans sa « Conclusion » (p. 139) : « Ici, le mathématicien se transforme en son contraire, l’apologiste, et, renonçant à la démonstration pour pratiquer l’herméneutique, essaie de montrer que les limites des mathématiques ne peuvent se comprendre qu’à la lumière de l’histoire de la Chute et de la perspective de la Rédemption ». Opposer aussi radicale- ment l’apologiste au mathématicien n’est guère tenable au vu de la structure rigoureusement mathématique du Pari.

Plus loin (pp. 216-234), Pierre Force pose la question de la méthode philosophique de Pascal, méthode qui doit se situer quelque part entre le dogmatisme et le scepticisme.Il affirme (p. 224, p. 232) que notre appréhension des premiers principes vient du corps.Cependant, Pascal écrit (L110-S142) que si nous connaissons ces principes, c’est parle cœur et l’instinct, qu’il serait téméraire de vouloir identifier au corps (L308-S339). Il faudrait sans doute conclure que notre connaissance des principes premiers vient plus précisément de l’union de l’âme et du corps, union qui permet à ces principes d’avoirun certain caractère a priori (L128-S161). Renvoyant très judicieusement (p. 221) au magistral commentaire de l’Esprit Géométrique par Jean Mesnard (OC III, pp. 360-389), Pierre Force affirme aussi (p. 223) que, selon Pascal, « ces quelques règles et concepts[de la méthode géométrique] forment une théorie générale de la persuasion », le modèle des mathématiques s’appliquant aussi bien au cœur qu’à l’esprit. Pourtant, il est obligé de reconnaître (p. 223) que, dans le domaine des valeurs et des mobiles des hommes, « les principes sont innombrables et variables ». A cela s’ajoute l’infinie subtilité de ces principes, subtilité qui les rend quasiment inexprimables dans un langage accessible aux hommes (« l’expression en passe tous les hommes » – L512-S670). C’est ainsi que la méthode de la géométrie, qui consiste à énoncer des définitions, des axiomes, et des démonstrations (Mesnard OC III, p. 381), n’a que peu de prise dans ce second domaine, comme Force l’admet d’ailleurs (p. 228). La conclusion semble s’imposer que la méthode qui règne en maîtresse dans le domaine des mathématiques s’avère le plus souvent inapplicable, donc irrémédiablement inefficace, dans le domaine spécifiquement humain.

Enfin (pp. 201-215), Hélène Bouchilloux propose une analyse intéressante de la pensée politique de Pascal.

Dans le domaine proprement religieux, Michael Moriarty résume (pp. 144-161) avec élégance la théorie pascalienne de la grâce et de la foi. Ensuite, David Wetsel traite de Pascal et l’Ecriture. Il affirme (p. 163) que Pascal pratique une apologétique fondée non sur les miracles, mais sur l’accomplissement des prophéties, qui est un miracle « subsistant » (L180-S211). A ce propos, il convient de préciser que si Pascal renonce à alléguer en faveur du christianisme la réalité de certains miracles contemporains, tel celui de la Sainte Epine, il insiste beaucoup, en revanche, notamment dans la liasse « Preuves de Jésus-Christ », sur la valeur probatoire des miracles du Sauveur. Ces derniers expriment de façon éclatante son caractère divin et ils sont essentiels à la réalisation des prophéties relatives au Messie. Il est excessif, également, de prétendre que la preuve que Pascal présente comme la « plus grande », celle des prophéties (L335-S368), prend la forme, exclusive apparemment, d’un « calcul purement empirique et mathématique »(p. 180). Dans nombre de fragments, tels L324-S355, L325-S356, et L 324- S357, Pascal parle de la réalisation des prophéties du Messie sans évoquer le moindre calcul. Enfin, le dernier article consacré au domaine proprement religieux est celui de Richard Parish,dont le lecteur appréciera l’étude pénétrante des Provinciales.

Le volume s’achève sur deux articles éclairants, celui de Nicholas Hammond sur l’éloquence chez Pascal et celui d’Antony McKenna sur la réception des Pensées aux dix-septième et dix-huitième siècles.

Si ce Cambridge Companion propose des analyses quelquefois insuffisantes de la pen- sée philosophique de Pascal et s’il réduit ainsi de manière excessive la place qui revient au travail de l’esprit dans l’apologétique de Pascal, il offre néanmoins une utile vue d’ensemble de l’œuvre d’un grand philosophe trop souvent méconnu.

(Cette recension a déjà paru dans la Revue Philosophique, no 3/2008, p. 381-383)