Rodney J. Dean et Jean Dubray

Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu, Le concile national en 1797 et en 1801 à Paris. L’Abbé Grégoire et l’utopie d’une Église républicaine

Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2007.

L’Église constitutionnelle, établie par la Constitution civile du Clergé en juillet 1790 et détruite par le Concordat de 1801, n’a été étudiée objectivement que pendant les quarante dernières années. L’Église romaine catholique l’a condamnée dès sa naissance, (plus exactement censurée et non excommuniée), et des critiques hostiles, entachées de préjugés, s’y sont ajoutées pendant deux cents ans. L’ouvrage de Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu se révèle d’emblée d’une portée limitée, car l’auteur concentre son attention sur les cadres et les structures de l’indiction et de l’organisation des conciles nationaux, et sur leurs rapports avec le droit canonique. En tant que tel, il contient une mine de renseignements sur les activités et les opinions de la plupart des évêques constitutionnels et des principaux curés, apportant nombre d’informations sur les conciles nationaux, les synodes, l’emploi du français dans la liturgie et les relations avec la Curie et Rome. L’auteur a exploré de nombreux documents conservés dans le fonds Grégoire à la Bibliothèque de Port-Royal à Paris, notamment la correspondance des évêques et des curés avec l’abbé Grégoire, et les lettres pastorales, les mandements, les instructions. L’ouvrage prend pour base sa dissertation doctorale, donnée à la Faculté catholique de Théologie de l’Université Marc Bloch de Strasbourg.

Cette étude de J.-M. Tuffery-Andrieu développe une critique sévère à l’égard de l’Église constitutionnelle et de l’abbé Grégoire. Elle suit la ligne établie par Rome dans les années 1790, défendue par Ludovic Sciout dans les années 1880, reprise par Paul Pisani en 1908, par Dom Henri Leclercq en 1934, par Jean Boussoulade en 1950 et entachée de nombreux préjugés [[Ludovic Sciout, Histoire de l’Église Constitutionnelle, Paris, 1881-8, 4 tomes ; Paul Pisani, L’Église de Paris et la Révolution, Paris, 1908-11, 4 tomes ; Dom Henri Leclercq, L’Église Constitutionnelle, Paris, 1934 ; Jean Boussoulade, L’Église de Paris du 9 Thermidor au Concordat, Paris, 1950. ]]. Sa thèse, réduite à sa forme la plus simple, consiste à soutenir que Grégoire était un Jacobin autoritaire, comme d’ailleurs, ses collègues, les évêques constitutionnels. Leurs conceptions épiscopalistes et jansénistes sapaient les ambitions richéristes du bas clergé. La philosophie de la nouvelle Église gallicane, les structures créées par elle et le comportement des évêques constitutionnels n’auraient fait que traduire en langage clérical les idées de la nouvelle république fran?aise. Le livre, afin d’étayer cette thèse, fourmille d’analyses infondées et de présentations tendancieuses des faits et des personnes. K. Marx a parlé, dans l’une de ses œuvres, de « l’assassinat de splendides théories par de misérables petits faits ». Ici, certains faits précis et reconnus ne risquent pas de tuer l’argumentation, car ils sont, tout simplement, omis. Nous sommes amenés à en rappeler plusieurs, qui apparaissent fondamentaux, dans le seul but d’éclairer le lecteur peu familier peut-être de ces réalités.

L’Église constitutionnelle, notons-le, fut créée sous la monarchie, et ne saurait donc passer pour une institution républicaine. Le système établi en 1791 résultait de nombreuses recherches et réflexions antérieures, approuvées par des canonistes célèbres comme Camus, Lepaige et Durand de Maillane, monarchistes constitutionnels, tous les trois. Il reflétait un désir évident de revenir aux traditions de l’Église primitive, de ré-affirmer les libertés de l’Église gallicane et d’introduire dans celle-ci des pratiques démocratiques, largement en vigueur dans les premiers âges du christianisme. La majorité des évêques furent, en réalité, élus en 1791 et 1792, c’est-à-dire, avant l’établissement de la République jacobine et la chute de celle-ci en 1794. Curieusement, J.-M. Tuffery-Andrieu suggère (p. 335) que les structures et le comportement des évêques réunis à Paris en particulier, reflétaient ceux du Second Directoire, bien connu par ailleurs pour avoir persécuté l’Église. On serait bien en peine de trouver une justification à cette comparaison. Mais qui donc, parmi ces évêques pouvait se prétendre jacobin ou sympathisant du jacobinisme ? Grégoire, sans doute, et encore avec des nuances, mais de là à suggérer qu’ils étaient tous autoritaires, centralisateurs, désireux de créer une Église sur le modèle jacobin, c’est passer subrepticement de l’analyse au procès d’intention, engagé sans preuves. Faut-il rappeler que de nombreux évêques constitutionnels, surtout en 1797, ont payé de leur vie leur attachement à la foi (neuf évêques constitutionnels contre trois réfractaires) ? Il faut aussi souligner que les idéaux de Liberté, d’Égalité et de Fraternité furent proclamés en 1789, et non pas sous la République, à l’approbation quasi unanime du clergé et des laïcs chrétiens. Ils reflétaient, aux yeux de beaucoup, les valeurs évangéliques fondamentales, ce que rappelleront, d’ailleurs le futur pape Pie VII, dans une homélie célèbre (traduite par Grégoire) et, plus près de nous, Jean-Paul II. Grégoire, il est vrai, préféra très tôt, en tant que législateur, l’institution républicaine à l’institution monarchique. Au nom de quoi devrait-on lui donner tort ?

L’auteur ne mentionne pas le fait, avéré cependant, depuis les études statistiques de T. Tackett et R. Dean, que 61,7 % du clergé français approuva la réforme en prêtant le serment exigé par le décret du 27 novembre 1790. Environ 6 % rétractèrent leur serment, une fois connue la condamnation pontificale de mars et avril 1791. Cela veut dire que 55% du clergé soutenait cette réforme, un résultat que l’Union européenne, de nos jours, ou B. Obama lui-même considéreraient, sans contestation, comme l’expression d’une volonté largement majoritaire. Pour renforcer son argument sur l’influence du jacobinisme, J.-M. Tuffery-Andrieu essaie d’arguer que l’Église constitutionnelle, relancée en 1795 par les évêques réunis, rejeta la Constitution civile du Clergé. Cette affirmation n’est pas exacte. Elle modifia simplement certaines dispositions qui avaient alimenté la polémique, dès 1790, notamment les modalités d’élection des évêques et des curés. La nouvelle Église n’appréciait pas, en effet, cette idée que les non-catholiques, (comme les juifs et les protestants), pussent participer à ces élections – disposition adoptée par la première Constitution et combattue vigoureusement par Grégoire – et revint à la pratique de la désignation par le clergé et les fidèles catholiques seulement.

L’accusation d’autoritarisme, répétée, si souvent, contre Grégoire, est pour le moins surprenante, quand on considère ce que lui et ses collègues ont réussi à réaliser. Certes, Grégoire n’était pas aimé de tout le monde, mais son opposition personelle au despotisme des prélats de l’Ancien Régime et ses propres initiatives à l’égard de son clergé dans le Loir-et-Cher démentent formellement cette accusation. L’auteur a-t-elle pris soin de lire les lettres adressées à ses vicaires épiscopaux à Blois en 1798 et 1799, à propos des archiprêtres ? Une lettre, notamment, exprime bien la position personnelle de Grégoire et sa véritable attitude pastorale : « Il est une mesure sur laquelle je reviendrai toujours, c’est sur la visite des archiprêtres. Il est bien important qu’ils puissent visiter toutes les paroisses de leurs arrondissements respectifs ; c’est un moyen de suppléer à la disette des pasteurs. C’est encore par la voix des archiprêtres qu’on pourrait suppléer à la difficulté de tenir un synode. Les questions à décider seraient soumises à la délibération des pasteurs et de chaque archiprêtre ; et par là, nous obtiendrons un résultat. Vous concevez que, n’étant pas à Blois, c’est le seul moyen praticable pour recueillir le vœu du diocèse. J’attendrai à cet égard la réponse du conseil avec lequel je veux et je dois me concerter »[[Bibliothèque de Port-Royal, GR 2101, 9 novembre 1799 : lettre de Grégoire à Boucher]].

Les questions portant sur l’autorité et le rôle de l’évêque, sur ceux du prêtre et du laïc, furent débattues sérieusement dès 1789. L’Église romaine, plus de deux cents ans plus tard, n’a toujours pas formulé sur ces sujets une synthèse définitive. Suggérer, comme le fait l’auteur, aux pages 133-36, que les réunions du clergé en vue de convoquer le concile national furent organisées pour imposer l’uniformité et la discipline, dans tous les domaines, est tout à fait erroné. N’a-t-elle pas entendu parler des tentatives amorcées, avant même les débats, pour parvenir à un consensus, grâce à une large consultation préalable? Ces réunions eurent lieu et visèrent à encourager des études approfondies sur plusieurs questions importantes, afin que les discussions puissent au concile national bénéficier de bases sérieuses et révéler l’état réel du clergé. Suggérer, d’autre part, (p. 67) que le but véritable de l’article 34 sur les exceptions aux élections prévues par le décret voté au premier Concile national était de privilégier l’autorité de l’évêque métropolitain, lequel aurait pu nommer de droit les responsables, sans en référer au clergé et aux fidèles, est complètement faux. J.-M. Tuffery-Andrieu elle-même déclare que le système établi en novembre 1797 conduisit à l’élection de nombreux évêques en 1798. Combien parmi eux furent nommés directement par l’évêque métropolitain sans participation du clergé et des fidèles ? À notre connaissance et, pour l’instant, aucun, même si nos recherches sur ce point ne sont pas tout à fait terminées.

Il y aurait tant de remarques approximatives, de conclusions inexactes à rectifier ! Soulignons-en quelques-unes, ne serait-ce pour alerter le lecteur et l’aider à mesurer la distance qui sépare les faits de leur interprétation. Pourquoi, par exemple, Pacareau, évêque de Bordeaux, est-il considéré (à la page 45) comme « opportuniste », et Dufraisse, évêque de Bourges, comme « faible » ? Pourquoi les instituteurs (page 72) sont-ils « jansénistes ou jansénisants par contamination ? » Il est également complètement faux de dire que l’Église constitutionnelle fut ignorée pendant les négociations, en 1801, entre Bonaparte et Rome en vue d’aboutir à un Concordat. Bonaparte consulta Grégoire au moins deux fois (la réponse écrite de Grégoire figure dans le volume VI de l’Histoire des Sectes) et contraignit Consalvi et le pape à nommer douze évêques constitutionnels dans la nouvelle Église concordataire. Talleyrand, Portalis et Fouché déployèrent d’énormes efforts afin d’éviter aux prêtres constitutionnels l’obligation d’abjurer leur serment. Bonaparte en personne désapprouvait dans son principe même toute rétraction d’un serment prêté. J.-M. Tuffery-Andrieu souligne l’opposition de quelques évêques constitutionnels à la convocation du second Concile national en 1801, mais, malheureusement, ne mentionne pas qu’ensuite ces évêques finirent par accepter, tout en conservant leur jugement critique, la décision de la majorité (comportement tout à fait démocratique). Son commentaire (page 229), selon lequel Grégoire aurait fait installer Le Coz comme président du Concile de 1801, afin de réduire au silence l’opposition qu’il représentait, relève de la spéculation pure. Les rapports des deux hommes étaient en réalité très confiants et très intimes, et Le Coz avait présidé le Concile national de 1797. La même erreur de jugement est commise à propos de Royer, évêque de Paris. Ce prélat émettait de vives critiques sur plusieurs points, mais, en fait, c’est lui qui inaugura le Concile de 1801, qui prononça plusieurs homélies devant ses confrères rassemblés et qui, à la séance de clôture, présenta, en larmes, ses excuses au sujet de l’opposition qu’il avait manifestée[[Rodney Dean, L’Église constitutionnelle, Napoléon et le Concordat de 1801, Paris, 2004, p. 224, citant Annales de la Religion, t. XIII, p. 335. Pour la question de cette opposition et du conflit avec Royer, voir le chapitre 5]].

J.-M. Tuffery-Andrieu paraît ignorer en effet que toute organisation ne peut faire l’économie d’une direction et que les procédures démocratiques venaient juste d’être introduites dans un système ecclésiastique gouverné jusque là et depuis des siècles par des évêques autoritaires, voire despotiques. Elle réduit l’importance des difficultés politiques et financières de l’époque, comme le travail remarquable de Clément, évêque de Versailles, et de Charles Saillant, curé de Villiers-le-Bel. Ceux-ci avaient mené des travaux préparatoires et des recherches approfondies sur les pratiques et l’organisation des conciles passés, afin de s’en inspirer. Elle surévalue, en revanche, les commentaires de de Torcy, dont les lettres de 1797 et de 1801 constituent pratiquement la seule analyse critique du travail des évêques.

La plupart des interprétations de ce livre méritent donc de se voir discutées, notamment celles figurant aux pages 127, 303 et 336-338. Ainsi l’argument avancé à la page 127 répète la version officielle répandue sur l’Église constitutionnelle, selon laquelle cette Église ne bénéficiait d’aucune légitimité, version rejetée en 1791 par Grégoire, les canonistes et ses collègues et contestée, de plus en plus, de nos jours. Celle de la page 336 suggère un conflit portant sur le fond et la forme à propos du concile national et le but qui était le sien de relancer une Église gallicane. Grégoire ne discernait en effet aucune incompatibilité foncière entre les idées républicaines et les idéaux chrétiens. À ce stade, il est permis de rétorquer que prétendre que cette Église, de toutes fa?ons, aurait échoué sans l’établissement du Concordat, relève de la spéculation pure et simple. Les évêques, sans doute influencés par Clément, tentaient toujours de maintenir les formes traditionnelles établies par l’Église, et ils ne nourrrissaient aucun dessein de modification de dogme, ni de rupture avec Rome, contrairement à une vieille accusation déjà formulée en 1791 et que l’auteur répète contre Grégoire et Clément à la page 336. Si l’on envisage les nouvelles réformes comme celle de l’emploi du français dans la liturgie, l’échec n’était pas du tout fatal. Cette réforme, réclamée déja par les cercles port-royalistes du XVIIe siècle, attendra Vatican II, dans les années 1960, pour se voir enfin reconnue. J.-M. Tuffery-Andrieu souligne, par ailleurs, le fait que les deux conciles n’en formaient qu’un seul. Or, cela ne correspond en rien aux conceptions de l’époque, car les conciles étaient toujours désignés comme premier et second. Cette assimilation conviendrait, peut-être, si l’on se réfère aux formes et cadres extérieurs, mais en raison de cet étrange procédé, l’auteur fluctue, sans cesse, entre 1797 et 1801, ce qui plonge souvent le lecteur dans la confusion quant au contexte précis des événements réels et des opinions exprimées. Les pages 337 et 338 constituent une critique sévère de Grégoire et des évêques réunis qu’il importerait de discuter ailleurs.

Nous pourrions ajouter beaucoup d’autres observations. Le livre, certes, dit des choses importantes, mais la plupart de ses interprétations sont sujettes à caution. C’est un ouvrage nourri d’informations intéressantes, qui fournit des notes détaillées, une bibliographie utile, des annexes et des cartes, mais qui, en revanche, ne comporte aucun index. Cependant, l’honnêteté intellectuelle oblige à inviter le lecteur à chercher dans d’autres sources et d’autres études plus objectives, des observations plus justes et des jugements moins tendancieux, sur un sujet aussi grave et qui méritait mieux[[Voir Bernard Plongeron, Histoire du Christianisme des origines à nos jours, t. X : Les Défis de la Modernité, Paris, 1997 ; Rita Hermon-Belot, L’abbé Grégoire : la Politique et la Vérité, Paris, 2000 ; Jean Dubray, La Pensée de l’abbé Grégoire: despotisme et liberté, Oxford, 2008 ;Rodney Dean, L’Église constitutionnelle, Napoléon et le Concordat de 1801, Paris, 2004,et L’Abbé Grégoire et l’Église Constitutionnelle après la Terreur 1794-1797, Paris, 2008]].