Rémi Mathis

Claude Lancelot, Mémoires touchant la vie de M. de Saint-Cyran

éd. D. Donetzkoff, Paris : Nolin, 2003, 455 p. (coll. « Univers Port-Royal », 4)

Qui étudie le XVIIe siècle se trouve régulièrement devant un problème majeur, celui des sources. Les documents sont la plupart du temps dispersés entre un grand nombre de dépôts publics et privés ; bien souvent, on n’a affaire qu’à des copies dont il faut juger du degré de confiance à leur accorder ; des lacunes viennent s’opposer à une appréhension globale d’un phénomène.

Aussi est-on fort chanceux quand il existe des mémoires du temps entièrement consacrés à un personnage. Mais encore l’existence de telles sources n’arrange-t-elle pas tout car il y a loin des manuscrits au texte directement utilisable par l’historien. C’est pourquoi nous pouvons en savoir gré à Denis Donetzkoff pour le travail effectué afin de nous donner cette édition.

Il s’agit ici de la première édition scientifique des Mémoires touchant la vie de M. de Saint-Cyran mais pas tout à fait de la première copie imprimée puisque son succès sous forme manuscrite amène un éditeur d’Utrecht à en donner une édition en deux volumes en 1738. Selon les habitudes du XVIIIe siècle, le texte est est considérablement retouché avant impression afin d’en effacer quelques aspérités, les passages que l’on juge de peu d’importance ou attentatoires à la dignité de l’ensemble.

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Or, l’importance historique de Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, rendait une nouvelle édition primordiale. Saint-Cyran est une figure marquante de l’ « école française de spiritualité » qui se développe au cours de la première moitié du XVIIe siècle. Au-delà de cette influence spirituelle, il acquiert une dimension telle que son rôle politique n’est pas à négliger à une époque où la monarchie prend de nouvelles formes et tente de faire taire les oppositions éventuelles. À cet égard, la position de Richelieu est d’un pragmatisme qui peut sembler ambigu : si le cardinal considère que le roi pourrait lui confier un diocèse, il finit par le faire enfermer plusieurs années à Vincennes.

Mais c’est surtout comme représentant de l’augustinisme français – il meurt en 1643, à peine trois ans après la publication de l’Augustinus et l’année même de celle de La Fréquente Communion – que Saint-Cyran a acquis une célébrité. Le texte publié ici a à cet égard une double importance, à la fois comme source sur la vie de l’abbé et comme témoignage des entreprises de mise en valeur des illustres maîtres par leurs continuateurs (la rédaction a lieu pendant les années 1660 mais l’ouvrage a circulé sous forme manuscrite au cours du XVIIIe siècle tout entier).

À cet égard, le témoignage de Lancelot est intéressant par son point de vue même. Il ne s’agit pas d’une vision extérieure des choses, mais de celle d’un disciple de Saint-Cyran écrivant à peine vingt ans après les faits, sur les instances d’un autre témoin.

Né en 1616, Lancelot appartient à la génération d’un Lemaistre de Sacy ou des fils de d’Andilly. Il naît dans une famille au statut social modeste mais cependant assez fortunée pour le faire entrer à Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Il entend parler de Saint-Cyran par des relations communes vers 1635 et le rencontre à l’été 1637 : subjugué par cette rencontre et la pensée de l’homme, Lancelot s’interroge sur son avenir. Après diverses difficultés, l’abbé sous la direction duquel Lancelot s’est placé, accepte que Lancelot se retire à Port-Royal peu après Antoine Lemaistre, en janvier 1638.

Alors que Saint-Cyran est emprisonné à Vincennes, Lancelot se trouve tantôt auprès des Solitaires, tantôt à Saint-Cyran-en-Brenne. Il commence une carrière de pédagogue en s’occupant des enfants du célèbre magistrat Jérôme Ier Bignon et est bientôt chargé de la sacristie de Port-Royal. Il revoit son maître peu après sa sortie de prison et est encore présent à ses côtés trois jours avant sa mort en octobre 1643.

C’est essentiellement par son activité d’après le décès de Saint-Cyran que Lancelot est célèbre. Il est en effet l’un des principaux pédagogues des très innovantes Petites Écoles de Port-Royal. Il publie un certain nombre d’ouvrages présentant de nouvelles méthodes pour l’apprentissage du latin, des langues vivantes ou de la musique, rédige avec Arnauld la célèbre Grammaire de Port-Royal. Il devient également précepteur du jeune duc de Chevreuse puis des princes de Conti. Peu après le décès de la princesse de Conti en février 1672, Lancelot se retire à l’abbaye de Saint-Cyran où il fait profession et reste quelques années. Mais la mort de Barcos, son remplacement par un abbé hostile au jansénisme et, finalement, un ordre d’exil, entraînent Lancelot en Bretagne. Il vit retiré à l’abbaye de Quimperlé, mais toujours en correspondance avec les principaux jansénistes, et y meurt en 1695.

Lancelot rédige ses Mémoires à la demande pressante et réitérée de Lemaistre de Sacy : après avoir longtemps remis cette tâche, Lancelot s’y attelle à partir de 1663, à l’occasion du vingtième anniversaire de la disparition de son directeur. En quelques mois, la première partie est composée et la seconde partie est achevée à la fin de 1665. De simples retouches sont effectuées jusqu’en 1672. Leur triple statut d’illustration de l’histoire du jansénisme dans ses commencements, d’ouvrage de dévotion et d’ouvrage de propagande parfois proche du recueil d’exempla leur donne une richesse toute particulière.

Ils sont composés de trois parties assez dissemblables mais dont l’ensemble est cohérent et donne des éclairages différents sur Saint-Cyran. La première de ces parties (p. 37-179) est biographique et reprend dans l’ordre chronologique les principaux événements de la vie de l’abbé. La seconde vise à l’inverse à appréhender son esprit et sa spiritualité et, finalement, à mettre en exergue sa piété à travers un certain nombre de qualités et d’exempla traités sur une ou deux pages (p. 181-354). Enfin, un supplément est consacré aux « différentes personnes qui ont été sous sa conduite » (p. 356-390).

L’établissement du texte n’était guère aisé puisque le texte circule très vite sous la forme de copies manuscrites, ce qui multiplie les sources, mais également les erreurs inhérentes à toute copie. L’éditeur scientifique est ainsi parvenu à un inventaire de vingt-deux manuscrits pour la première partie, treize pour la seconde et cinq pour le supplément.
Le simple établissement du texte demandait donc un effort important de comparaison des leçons afin de comprendre quel état a été recopié sur quel autre et, au final, quel doit être le manuscrit de base utilisé pour l’édition.
On peut à cet égard regretter que le stemma, nécessaire à la compréhension de la tradition textuelle et possédant par là une importance à la fois historiographique (sur la manière dont la mémoire de Port-Royal s’est diffusée) et littéraire ne nous soit pas donné. L’éditeur scientifique renvoie certes à sa thèse de doctorat où figurent ces travaux mais nous regrettons alors que cette dernière ne soit pas disponible sur Internet, même si la présence des différentes variantes vient amoindrir le défaut.
L’annotation est extrêmement bien faite. Il vient remettre en contexte le contenu des mémoires, clarifie l’implicite, présente les personnages. L’éditeur scientifique doit également identifier un très grand nombre de citations et de référence à la Bible (et donne en sus un index des références et citations bibliques) : nourri d’histoire sainte, Lancelot ne cesse d’en citer le texte ou de tracer des parallèles avec les événements contemporains. Enfin, la présence d’une bibliographie et de deux index nominum et locorum vient rendre plus facilement utilisable l’ouvrage pour le lecteur.

Au final, cette édition apporte beaucoup à différents égards. Classique de la littérature port-royaliste, le texte se devait d’être édité de manière scientifique et proposé au public le plus large car il constitue à la fois une source sur la vie de Saint-Cyran, un témoignage de la spiritualité janséniste et des éléments de la mémoire de Port-Royal telle que l’on voulait alors qu’elle se propageât. L’édition scientifique est de très bon niveau, avec des notes qui permettent au chercheur mais également à l’amateur éclairé de suivre le récit de Claude Lancelot avec clarté.

Au-delà de l’intérêt du texte lui-même, l’ouvrage jette une lumière nouvelle sur Claude Lancelot, certainement mieux connu pour ses travaux de pédagogie que pour sa spiritualité (même si l’un et l’autre sont indissociables).