Thomas More Harrington

Dominique Descotes (dir.), Pascal, auteur spirituel

Paris : Champion 2006, 537 p. (Colloques, congrès et conférences sur le Classicisme, 9)

Ce collectif réunit les textes de communications faites à trois colloques organisées par le Centre International Blaise Pascal entre 2000 et 2005. Le lecteur y découvrira un irremplaçable aperçu des travaux les plus récents de vingt spécialistes opérant dans de nombreux domaines.

La première des quatre sections qui composent cet ouvrage s’intitule « Contextes et sources d’inspiration ». Tout d’abord, Thierry Wanegfellen conclut, à propos des Ecrits sur la grâce et du Concile de Trente, que Pascal et Port-Royal sont toujours restés fidèles à l’orthodoxie non seulement catholique, mais tridentine. Philippe Sellier montre ensuite la coloration oratorienne et, plus particulièrement, condrénienne de la théologie pascalienne, qui ne renonce point, néanmoins, à ses principes fondamentaux. Suivent trois études minutieuses consacrées, pour la première, au Mémorial par André Bord, pour la seconde, à Pascal disciple de saint Paul par Julie Higaki et, pour la troisième, à Pascal adversaire de Calvin par Jean-Pierre Alcantara. La communication qui clôt cette première section est une très utile étude de Gérard Ferreyrolles, qui analyse, à la lumière des citations de saint Thomas dans les Ecrits sur la grâce, les rapports entre le grand dominicain et Pascal.

La deuxième section traite de « Textes spirituels et théologiques » de Pascal. Elle commence par une étude d’Hélène Michon intitulée «L’écriture mystique du Mémorial ». Contrairement à ce qu’affirme l’A. (168 et 182), ce texte contient trois et non deux citations bibliques en latin et l’expérience vécue par Pascal a duré deux heures et non une heure et demie. En outre, l’A. conclut, à tort, que ce texte ne semble pas renvoyer à un combat (171) et qu’aucune méthode n’y est inscrite (184). A cela, il suffit de répondre que Pascal y écrit que Dieu « ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile ». Suivre ces voies, voilà la méthode que le chrétien doit appliquer sans relâche dans son « jour d’exercice sur la terre ». A propos du Mémorial, Jean Mesnard conclut à son tour que ce texte est une inscription (207) et un office privé (209), où l’on distingue un acte de foi, un acte d’espérance et un acte de charité (210 et 211). Il convient d’ajouter, pourtant, qu’une seule des trois citations en latin du Mémorial vient des Psaumes, et non deux, comme l’affirme l’A. (215). Quant à Geneviève Descamps, elle fait un rapprochement éclairant entre le Mémorial et le Mystère de Jésus sur le thème « Contemplation et dialogue intérieur avec Jésus ».

Dans l’étude suivante, qui constitue également le premier chapitre d’un ouvrage de l’A. intitulé Jésus selon Pascal (Paris, Desclée, 2008), le père Jean-Christophe de Nadaï traite du sacrifice de Jésus-Christ d’après la lettre aux Périer. Selon l’A., cette lettre « compose deux systèmes, sans véritablement les conjuguer » (239), à savoir l’augustinisme, dans lequel la doctrine du péché originel occupe une place centrale, et un autre système, où cette doctrine n’a qu’une place latérale.

Selon Augustin, la mort est, pour le commun des hommes, un châtiment du péché, une punition subie passivement. Elle n’est en aucune façon un ressort du salut (240 et 241), puisqu’elle ne peut être que le symbole de l’expiation des péchés, donc de l’union à Dieu (243, 244 et 248). En effet, la chair de Jésus-Christ seul pouvait avoir quelque prix à l’égard du salut. Lui seul pouvait mériter qu’il y eût des saints et que l’âme humaine soit délivrée de la concupiscence de ses membres (241). C’est ainsi que la passion du Christ fut un véritable sacrifice pour expier les péchés et pour apaiser Dieu (246). Dans ce sa crifice, le Christ accomplit le rôle de sacrificateur, de prêtre qui se sacrifie lui-même à Dieu le Père pour les hommes pécheurs. Voilà la réponse aux quatre questions qu’il faut poser, selon saint Augustin (De Trinitate, IV, 14) et saint Thomas (S.T., IIIa, 48, 3, ad Resp.), à propos de tout sacrifice, à savoir « à qui, par qui, ce qui et pour qui il est offert » (253). Le sacrifice du Christ est parfait et efficace, parce qu’il est « souverainement agré- able à Dieu » (245 et 248) en raison de la parfaite identité de la volonté du Sacrificateur et de celle du Père (244) et du caractère éminemment adéquat du Sacrifié (241). Enfin, selon saint Thomas, le sacrifice du Christ réunit « les trois espèces des sacrifices : sacrifice pour le péché, hostie pacifique, holocauste, selon les trois degrés de l’œuvre salutaire : pénitence, vie de grâce, vie de gloire » (249). Chacun des deux premiers de ces degrés est « comme le préalable » du suivant (247). Donc, ce sacrifice « pour apaiser Dieu » (246) n’est effectif et utile que parce que Dieu le Père l’agrée à chaque moment et selon les trois espèces (247, 248 et 249).

Selon l’A., Pascal, après avoir affirmé la théologie augustinienne au début de sa lettre, l’aurait ensuite délaissée pour en avancer une autre. D’après celle-ci, la mort n’est pas, pour le commun des hommes, « une nécessité soufferte et contraire à la vie dont elle brise le cours », en offusquant apparemment l’œuvre de la créature, mais « un acte véritablement humain », qui parachève « une vie à quoi elle ressortit encore, pour lui conférer une sorte de perfection » (241). L’hommage charnel qu’est la mort du commun des hommes n’est pas le simple symbole insuffisant de l’expiation des péchés mais, au contraire, une satisfac- tion destinée à plaire à Dieu, satisfaction qui accomplit elle-même l’union à l’Eternel (248), pourvu, bien entendu, que Dieu, au bout du compte, accepte cette immolation (242). Jésus-Christ n’a pas expié les péchés des hommes, il leur a simplement offert le modèle d’un holocauste, d’une immolation charnelle totale (249), consentie par « une créature divinisée », une « créature s’immolant pour jamais » (250), pour donner à son Père une parfaite satisfaction et non une expiation des péchés des autres. Le « pour qui » fait défaut dans cet holocauste et le « par qui » « y est comme occulté » (253). La mort offerte par le Christ n’est ni sacrifice pour le péché ni hostie pacifique mais pur holocauste consenti par le Fils pour le Père, un holocauste dont la perfection est telle que, « comme la ‘fumée’ des autels, Jésus-Christ glorifié paraît n’avoir pas de substance » (251). Donc, la Vie nouvelle n’a d’autre ressort que la destruction de la chair. L’holocauste de Jésus-Christ n’intéresse directement que lui et le Père (249). De manière indirecte, cependant, et « par mode de mérite et de satisfaction, sans doute, plutôt que de sacrifice » (251), cet holocauste permet aux fidèles de voir dans la mort de Jésus-Christ le modèle de la leur et d’entretenir avec Jésus-Christ un rapport tout « spéculaire » (252), ou d’émulation. Chaque fidèle doit opérer son salut en imitant le plus fidèlement possible le modèle de l’holocauste de Jésus-Christ (253). Donc, l’Eglise est un ensemble de victimes sans réelle société entre elles (252). S’agissant des fidèles, on vient de le voir, la Lettre parle peu de l’office de sacrificateur que le Christ accomplit pour eux (253). A sa mort, chaque fidèle exerce lui-même à la fois la fonction de ministre et celle de victime (253) d’un holocauste, certes expiatoire dans le cas des hommes, mais « par mode de satisfaction, non de sacrifice » (249). Cet holocauste n’a donc pas pour fin première d’apaiser une colère divine (244).

Y a-t-il vraiment deux théologies distinctes dans cette lettre ? Pour répondre à cette ques- tion, il suffit d’y relire les citations bibliques, surtout celles de l’ « Epître aux Hébreux » (IX, 14 et X, 5 et 7), qui, quoique partielles, devaient suffire à rappeler la totalité de leur contexte au couple Périer. Il s’agit là véritablement de textes essentiels qui expriment les idées-maîtresses de la lettre. Le premier de ces passages montre bien que Jésus-Christ, prêtre sacrificateur, s’est offert lui-même sans tache à Dieu pour purifier la conscience des hommes des « œuvres mortes » (des péchés). Les deux derniers nous montrent une seconde fois Jésus-Christ qui, dès son entrée dans le monde, s’offre à Dieu à la place des holo- caustes et sacrifices qui n’enlèvent pas les péchés. Saint Paul conclut (X, 12) que Jésus-Christ a offert pour les péchés un unique sacrifice. Pascal ajoute : « Voilà son oblation. Sa sanctification a été immédiate de son oblation. Ce sacrifice a duré toute sa vie, et a été accomplie par sa mort. ». Par conséquent, le sacrifice du Christ a réuni les trois espèces des sacrifices en recueillant, dès son entrée dans le monde et de manière constante, l’agré- ment de Dieu. Pour Pascal, donc, comme pour saint Thomas, Jésus-Christ a « causé notre salut par mode de sacrifice » tout autant que de satisfaction (249, notes 20 et 21). L’homme prend sa part nécessaire, quoique insuffisante et seulement symbolique par rapport à celle du Christ, dans l’expiation des péchés, entre autres, en subissant la mort. Son rapport au Christ n’est donc pas « spéculaire », ou d’émulation. C’est ainsi que Pascal écrit, à la fin de cette lettre : « …que Jésus-Christ en soit vainqueur ..[du péché originel] ..et qu’il règne éternellement en nous ». Enfin, l’homme peut prendre sa part aussi dans l’œuvre du salut des autres en priant pour « fléchir la colère de Dieu » sur eux, par exemple, sur Etienne Pascal. Il y a ainsi une réelle société entre les victimes qui composent l’Eglise. La lettre de Pascal aux Périer reste donc, malgré une coloration oratorienne, entièrement conforme à la doctrine de saint Paul et de saint Augustin (voir supra les remarques sur l’article de P. Sel- lier).

Il ne faut jamais oublier que la Lettre n’est pas un traité de théologie, mais une lettre de consolation. Toujours fidèle à la théologie sévère de saint Paul, de saint Augustin et de saint Thomas, Pascal devait bien se rendre compte, néanmoins, que l’envoi d’une première ébauche des lugubres Ecrits sur la grâce à Gilberte et Florin Périer n’aurait pas l’effet souhaité. Il a donc entrepris de présenter cette théologie de manière à réconforter ses lecteurs dans leur chagrin. Pour faire cela, il a eu recours à des changements non point de doctrine, mais d’éclairage. Il a mis en relief un peu moins le caractère pénible et expiatoire de la mort et un peu plus son aspect de voie d’accès joyeusement empruntée par une âme chrétienne déjà repentie et pieuse et aspirant maintenant, malgré sa peur de la mort, à s’unir éternellement à Dieu. Voilà ce qu’on pouvait espérer de mieux pour feu Etienne Pascal, à savoir un passage aussi serein que possible à la vie de gloire. Si Blaise Pascal n’était pas un grand maître en théologie, il n’était pas non plus un ignorant en la matière, ni un penseur incohérent.

L’article suivant, dans lequel Hélène Michon traite de l’Ecrit sur la conversion du pécheur, conclut (272), d’une part, que cet opuscule s’adresse à un homme déjà touché par la grâce, d’autre part, que l’action de la grâce y est décrite comme venant clore un processus déjà engagé, de manière davantage en continuité qu’en rupture avec la nature de l’homme. D’après l’A., ce second aspect de l’Ecrit ne concorde pas avec la théologie pascalienne de la grâce. Pourtant, selon la théologie de Pascal, la grâce, agissant dans un premier temps et dans les deux ordres naturels sur l’esprit, peut faire atteindre à l’incroyant la foi humaine ; agissant ensuite dans un deuxième temps et dans l’ordre surnaturel sur les fonctions cognitive et volitive du cœur, elle peut faire accorder à cet ancien incroyant le don de la foi divine. Comme l’Ecrit met l’accent sur la progression de l’incroyant dans l’appréhension de la vérité, c’est par l’esprit, d’abord, puis par le cœur surtout dans sa fonction cognitive, que s’effectue le cheminement du futur converti. Il n’y a donc aucune contradiction, mais simplement (une fois de plus) une différence d’éclairage, entre la théologie de l’Ecrit et celle des grandes œuvres de Pascal.

Prendre Blaise Pascal en flagrant délit de contradiction n’est point tâche aisée.

Les deux derniers articles de cette section sont de Laurent Thirouin. Le premier de ces articles traite du concept de maladie chez Pascal et Montaigne. L’A. y conclut (292) que, selon Pascal, la maladie « suffit à disqualifier le divertissement comme solution conve- nable de la misère ». C’est sans doute trop dire : pour Pascal, si le divertissement ne con- stitue en aucune façon un remède définitif à la misère, tout homme, même chrétien fervent, doit recourir à ce palliatif tout en en reconnaissant les limites radicales. De même, en affir- mant dans le second de ces articles que le divertissement est « une façon de se détourner de Dieu » (300), qu’il empêche la conversion » (300), que le moraliste ne peut le congédier sans proposer une solution de rechange (303), et que « l’objet ultime du divertissement…. c’est toujours pour Pascal, la question de Dieu » (304), l’A. va trop loin : un chrétien con- vaincu doit recourir, à l’occasion, au divertissement, dont l’objet ultime, et légitime, est de dissiper la misère humaine de manière provisoire mais nécessaire. De plus, l’A., qui af- firme qu’il n’y a pas de philosophie dans les Pensées » (299), se contredit ensuite, d’abord, en évoquant la loi des « trois ordres », qui sont une hiérarchie ontologique (299), donc philosophique, puis, en déclarant que « le divertissement…atteint lui aussi une loi méta- physique » (304), donc philosophique, et que « l’anéantissement est bien moins une pos- ture morale que métaphysique » (316), donc philosophique, et, enfin, en soutenant que l’ennui est « un état de détresse métaphysique » (318), donc philosophique. Pour bien comprendre Pascal, il faut reconnaître chez lui une philosophie qui affirme des principes fondamentaux, tels celui des trois ordres de la réalité (corps, esprit, cœur), celui des trois ordres de la réalisation (le zéro, le fini, l’infini), et celui de la gradation (peuple, demi-habiles, habiles, dévots, parfaits chrétiens), selon lequel le peuple, l’habile et le parfait chrétien ont tous raison, chacun selon sa lumière, de respecter les lois, de recourir au divertissement, de pratiquer la foi chrétienne, etc.

La troisième section, intitulée « Formes rhétoriques et littéraires », réunit quatre articles , dont le premier, de Charles-Olivier Stiker-Métral, traite de « La manière d’écrire de Pascal dans les Ecrits sur la grâce ». Si l’on peut approuver la conclusion de l’A., à savoir que le lecteur y trouve « une manière naïve, juste, agréable, forte et naturelle en même temps » (349), on peut s’étonner, en revanche, de sa remarque selon laquelle « il ne semble pas que Pascal prenne plus de soin en théologie qu’en sciences de s’adresser à un public de spécia- listes » (330). Et le Traité de la Roulette ? Dans le deuxième de ces articles, Yuka Mochi- zuki analyse « La délectation dans les Ecrits sur la grâce » et conclut que ce texte est « à la charnière de deux rhétoriques, éloquence forte et éloquence douce, ‘émouvoir ‘ et ‘plaire’, sans renoncer pour autant à l’exigence d’enseignement » (391). Enfin, deux articles solides et détaillés de Dominique Descotes s’intitulent « Le raisonnement par l’absurde dans les Ecrits sur la grâce » et ensuite, « Paradoxes spirituels chez Pascal ». A propos du premier, une remarque s’impose. Il aurait fallu mettre un « ne » dans la « Conclusion 3 », comme suit : « Il n’est pas vrai que Dieu ne laisse jamais les justes sans le pouvoir prochainement suffisant pour prier à l’instant prochain » (417). Quant au second article, il reprend très utilement un thème déjà traité de façon remarquable par l’A. dans Méthodes chez Pascal.

Enfin, la quatrième section, intitulée « Echos et retentissements », regroupe trois travaux. Celui de Laurence Devillairs, « La spiritualité anti-pascalienne de Fénelon », propose une pénétrante analyse des divergences entre ces deux auteurs. L’article d’Emmanuelle Lesne-Jaffro, « Priez pour la conversion des Hiroquois », étudie la notion de conversion sur l’exemple historique de la grande religieuse ursuline Marie de l’Incarnation. Enfin, Emmanuelle Tabet, dans « L’écriture de la conversion chez Sainte-Beuve », présente l’exemple contraire d’un éminent écrivain que le catholicisme et ses grands auteurs ont longtemps attiré sans le convertir.

Le lecteur, spécialiste ou non, trouvera dans ce volume une très ample matière à réflexion. Il saura profiter de l’affrontement avec de nombreux critiques réputés, même et peut-être surtout, quand il ne sera pas d’accord avec eux, et notamment sur l’importance de la pen- sée philosophique de Pascal. C’est précisément sa pensée philosophique qui apporte la ré- ponse à de nombreuses questions d’interprétation que soulève son œuvre.

(Cette recension a déjà paru dans les Romanische Forschungen, vol. 121, cah. 2, 2009, p. 233-237)