Le Maistre de Sacy, Isaac-Louis (1613-1684)

Le prêtre

Isaac-Louis Le Maistre de Sacy est le frère cadet des premiers reclus de Port-Royal des Champs, Antoine Le Maistre et M. de Séricourt. Chrétien fervent dès son enfance, il n’a pas eu à se convertir et s’est naturellement placé sous la direction spirituelle des guides de sa famille, l’abbé de Saint-Cyran et Antoine Singlin, son continuateur. En 1649, il devient lui-même prêtre, et est choisi comme confesseur des moniales de Port-Royal des Champs. Son sens de la mesure se manifeste aussi bien à l’occasion des polémiques jansénistes auxquelles il ne prend guère part, que durant les événements de la Fronde, lorsqu’il calme les ardeurs guerrières des Messieurs prêts à se battre. Serein et discret, il possède le suprême art d’amener les âmes à se convertir d’elles-mêmes, comme en témoigne son fameux Entretien avec Pascal venu le rencontrer aux Champs.
Emprisonné quelque temps à la Bastille, il meurt en janvier 1684.

Le maître d’oeuvre de la Bible de Port-Royal

À ces qualités d’âme correspond un génie de l’écriture et de la traduction, qui en fait l’un des auteurs essentiels de Port-Royal. S’il réalise, entre autres ouvrages, d’intéressantes éditions bilingues, latin-français, des pièces de Térence et des fables de Phèdre pour les Petites Écoles, son œuvre maîtresse consiste en un chantier considérable pour l’époque, à savoir la traduction à partir du grec ancien de la Bible. Pour cela, il répartit le travail au sein de l’équipe de Port-Royal. Le résultat est un texte fidèle et superbe, « La Bible » dite « de Sacy », rééditée et utilisée jusqu’à nos jours. Au XVIIe siècle, sa publication a rencontré de nombreux obstacles, comme tous les livres de Port-Royal soupçonnés de jansénisme.

Le poète

Son secrétaire et biographe Nicolas Fontaine, témoin du goût précoce de M. de Sacy pour les vers, conserva dans ses Mémoires quatre poèmes d’inspiration baroque sur des bourses colorées que lui avait offertes sa mère. M. de Sacy n’en resta pas à ce coup d’essai : en 1647, au moment où débutait la controverse sur l’Augustinus, il donna le Poème de saint Prosper contre les Ingrats, traduction en vers du De Ingratis de saint Prosper, poète aquitain du Ve siècle, successeur de saint Augustin et pourfendeur des semipélagiens. L’ouvrage, entrepris sous les auspices de Saint-Cyran à titre de mortification , est un trésor de la pensée augustinienne, destiné moins à fournir une version méticuleuse du poème latin qu’à diffuser de manière agréable la théologie de l’évêque d’Hippone à une date où elle commençait à être attaquée de plus en plus ouvertement. Mère Angélique admirait beaucoup ce poème, au point d’en envoyer trois exemplaires à la reine de Pologne. Le livre fut un succès de librairie jusqu’au milieu du XVIIIe siècle ; il semble même que la constitution Unigenitus donna à ce poème théologique une seconde jeunesse, puisqu’on en compte trois éditions de 1717 à 1726 : lorsqu’on considère que c’est en 1720 que Louis Racine publie La Grâce, on doit conclure que la Régence fut un âge d’or pour cette poésie de la grâce efficace.

En 1650 parut chez Pierre Le Petit l’Office de l’Église et de la Vierge en latin et en français avec les hymnes traduites en vers, communément appelé Heures de Port-Royal, qui contient une traduction par Sacy des hymnes pour les fêtes et les dimanches. Cet ouvrage provoqua une importante querelle : les hymnes furent en effet attaquées par plusieurs jésuites au prétexte que Sacy avait délibérément et à plusieurs reprises mal traduit l’expression Christe Redemptor omnium, pour exagérer la petitesse du nombre des élus. Le Père Philippe Labbe dresse, entre autres griefs, une liste de passages incriminés dans le Calendrier des heures surnommées à la janséniste, publié sous le pseudonyme de Saint-Romain. Les Messieurs répliquèrent avec la Lettre à une personne de condition, attribuée habituellement à Antoine Le Maistre , et qui, bien que touchant davantage à l’orthodoxie des vers qu’à leurs qualités littéraires, n’en fournit pas moins quelques remarques judicieuses sur l’exercice de la traduction.

Les membres de la Compagnie reprochaient aussi aux Messieurs la pauvreté de leur style: aussi le Père Jean Adam crut-il de son devoir de répliquer à Port-Royal par des Heures catholiques, « comme si les autres ne l’étaient pas », ainsi que l’écrit Guillaume Le Roy qui répondit au jésuite sous le pseudonyme de La Tour dans une Lettre au Père Adam jésuite, sur la traduction qu’il a faite en vers de quelques hymnes de l’Église. Ce dernier ouvrage est extrêmement précieux car il propose une critique littéraire et non seulement théologique; il permet aussi de faire apparaître, en contrepoint des reproches, quelles sont à ses yeux les qualités de la bonne poésie dont le paradigme est constitué par les Heures de Port-Royal. Son sentiment ne l’engage pas seul puisqu’il apparaît que la brochure est le fruit du travail d’un comité de lecture, comme Le Roy le souligne d’emblée ; la présence dans l’ouvrage d’idées développées ailleurs par Sacy et Arnauld suggère leur éventuelle participation à la rédaction d’un texte qui préfigure par bien des côtés la XIe Provinciale. Le jésuite ne supporta pas les coups sans répliquer et composa une Lettre sur la traduction des Heures. Il amenda néanmoins ses Heures en tenant compte des critiques de Port-Royal, démontrant ainsi la profonde influence exercée par le style des augustiniens jusque chez leurs adversaires les plus farouches. Antoine Arnauld, dans l’Innocence et la vérité défendues, consacre également quelques pages à défendre les Heures de Port-Royal contre les accusations corrosives du Père Brisacier ; il développe des idées proches de celles contenues dans la lettre de Le Roy, à laquelle il renvoie d’ailleurs.

Louis Gorin de Saint-Amour, émissaire chargé de défendre à Rome les cinq propositions, tenta en vain de protéger les Heures de Port-Royal de la censure pontificale . Malgré sa mise à l’Index, l’ouvrage connut un succès considérable et fit l’objet de multiples rééditions, influençant aussi bien Racine que Corneille. Les hymnes de Sacy reparurent dans le Bréviaire romain en latin et en français de Le Tourneux publié en 1688, aux côtés de celles d’Aubigny et de Racine. Les polémiques concernant ce Bréviaire et les Heures, qui se poursuivirent jusqu’en plein XVIIIe siècle, attestèrent du succès durable rencontré par ces livres de piété auprès des fidèles.

Le Jardin des racines grecques mérite à peine, quant à lui, le titre de poème : M. de Sacy se borna à versifier dans un but mnémotechnique un manuel pédagogique de vocabulaire grec composé par Claude Lancelot ; les listes alphabétiques de mots sont regroupées en dizains d’alexandrins respectant l’alternance des rimes masculines et féminines – il serait vain de leur demander davantage.

Le Maistre de Sacy est sans doute également l’auteur d’un poème satirique, les Enluminures du fameux almanach des jésuites intitulé Déroute et confusion des jansénistes, long poème en octosyllabes burlesques dont l’attribution, en fait, est incertaine. Le texte fut publié dans la tourmente qui suivit la publication de la constitution Cum occasione promulguée par Innocent X (31 mai 1653) pour condamner formellement les Cinq propositions. La décision papale fut ressentie comme un coup terrible porté au camp des augustiniens; ceux-ci estimaient en effet que les propositions incriminées touchaient sans oser l’avouer Jansénius et Augustin lui-même. Les jésuites, au contraire, triomphèrent bruyamment; en particulier, ils répandirent une gravure colportée sur un almanach auquel le libraire Ganière assura une diffusion de masse : le chiffre généralement avancé de seize mille exemplaires est considérable pour l’époque. L’image représente Jansénius, affublé d’ailes de chauve-souris et écrasé par le Pape et le Roi, tandis que les « jansénistes » se réfugient dans les bras grand ouverts de Calvin – tout cela avec force allégories et mise en scène spectaculaire. La situation était trop grave pour ne pas entraîner de riposte de la part des augustiniens qui décidèrent de porter l’affaire devant l’opinion: une première édition aujourd’hui perdue des Enluminures parut dès janvier 1654 et fut suivie d’une seconde, augmentée, en février. Dans ce poème, ils se défendent non seulement contre la gravure calomnieuse, mais aussi contre diverses rebuffades qu’ils avaient eu à endurer les mois précédents ; les Enluminures mettent ainsi en évidence plusieurs scandales: à Flobecq, près de Cambrai, un curé avait fait accrocher un tableau où l’on voyait des diables forger non seulement les livres de Calvin et de Luther, mais aussi ceux de Jansénius ; à Caen, les jésuites avaient demandé à la Vierge d’intercéder auprès du Christ pour qu’il soit Rédempteur de tous… excepté de ceux qui ne croyaient pas en la grâce suffisante ; lors d’une disputatio scolaire, un élève des jésuites avait lancé un injurieux et triomphal Transeat Augustinus ; les Enluminures révélèrent enfin qu’un catéchisme de Saint-Louis enseignait que les jansénistes étaient les plus grands hérétiques. Plusieurs témoignages extérieurs semblent bien confirmer l’existence, en 1653, d’une vaste campagne de diffamation dirigée contre les augustiniens : les port-royalistes étaient donc réduits à se défendre aux yeux de l’opinion. Dans cette tentative pour rallier le public non spécialiste à la cause de la grâce efficace, on reconnaît en tout cas l’objectif poursuivi par les Provinciales, auxquelles les Enluminures ont ainsi servi de répétition générale, et l’on ne saurait conclure avec Geneviève Delassault que les Enluminures « ne remportèrent pas le succès que connurent les autres œuvres de Sacy » : l’abondance des rééditions, jusqu’au cœur du XVIIIe siècle, accompagnées de mentions élogieuses, démontre le contraire. C’est seulement depuis le XIXe siècle que la critique est unanime à condamner ces vers.

Sacy écrivit encore un Poème contenant la tradition de l’Église sur le très saint Sacrement de l’Eucharistie contre les protestants, en dizains hétérométriques; le choix d’un tel sujet semble lié à la dévotion particulière de Port-Royal pour le Saint-Sacrement. L’ouvrage ne fut publié qu’en 1695, onze ans après la mort de son auteur, accompagné d’une préface doctrinale composée par Thomas du Fossé. La date de première rédaction est incertaine, et peut-être précoce, comme semble l’indiquer le passage sur la prise de La Rochelle ; G. Delassault propose les années 1627-1628. Lorsqu’en 1659 Sacy retrouva le manuscrit dans ses papiers, il fut déçu et le remania sans doute. Le poème, à visée didactique et morale, s’appuie sur de nombreuses autorités patristiques pour soutenir contre les protestants l’authentique doctrine de la transsubstantiation. La relative faiblesse poétique de certains passages peut expliquer le retard dans la publication : on y rencontre fréquemment des vers et même des strophes franchement mauvais qui contrastent avec les réussites des Heures.

Sources: « Quelques personnages illustres… », Chroniques de Port-Royal, numéro spécial, 2004; Tony Gheeraert, Le Chant de la grâce: Port-Royal et la poésie, Champion, 2003.