Ph. de Champaigne, Portrait de Saint-Cyran

« Fantôme » ou réalité?

Qu’est-ce que le « jansénisme »? Comment le nom de Port-Royal, monastère modèle de la Contre-Réforme, reste-t-il attaché à ce terme sulfureux? Il faut remonter dans le passé récent — fin XVIe-début XVIIe — pour comprendre les enjeux d’une crise qui déchirera la France du Grand Siècle, et que la destruction pierre par pierre du monastère en 1711 ne suffira pas à résoudre.

Vers un Port-Royal « janséniste » (jusqu’en 1643)

Prolégomènes

Comme il a été dit plus haut (voir l’article  ‘Le catholicisme en France après le concile de Trente’), le concile de Trente, qui tentait de restaurer l’unité du mode catholique, s’était bien gardé d’aborder les sujets qui ne pourraient manquer de faire éclater les divisions internes du camp romain. La question de la grâce était de celle-là: Dieu donnait-il sa grâce gratuitement, ou l’homme participait-il à son salut? Les traditionalistes, attachés à l’augustinisme, tenaient pour la première option, tandis que les jésuites, plus optimistes, croyaient en la collaboration de l’homme à l’action de Dieu sur lui (là encore, voir la page sur le catholicisme en France après le concile de Trente). Le concile n’ayant pas tranché, des débats éclatent en particulier à Louvain, dans les Pays-Bas espagnols. En 1623, un universitaire de cette ville — le fameux Jansénius — entame la rédaction d’une vaste somme concernant saint Augustin, de façon à montrer que l’évêque d’Hippone affirmait la corruption profonde de l’être humain et son entière dépendance envers les bienfaits de Dieu.

L’Augustinus (1640): vétille théologique ou affrontement métaphysique?

L’ouvrage, connu sous son titre abrégé d’Augustinus, est terminé vers 1636, lorsque Jansénius devient évêque d’Ypres, et ne sera publié qu’après la mort de son auteur, en 1640. Jansénius, qui s’est inspiré des textes les plus sombres de saint Augustin, explique que la nature humaine, gauchie par le péché, entraîne l’homme au mal et à l’amour exclusif de soi-même, égoïste et orgueilleux. Il n’est mû que par la recherche du plaisir, la concupiscence, qu’il n’espère trouver que dans les créatures. Il se précipite ainsi de lui-même vers son malheur et sa perdition.

Dieu, infiniment miséricordieux, a envoyé son Fils pour sauver les justes. Ceux-ci reçoivent la grâce du Christ, plus forte que la concupiscence: c’est la délectation victorieuse, qui vient à bout du penchant de l’homme pour le mal et l’entraîne vers Dieu aussi infailliblement qu’il était poussé vers le péché par la concupiscence. La substitution de la grâce à la concupiscientia est le moment de la « conversion », qui change le cœur de pierre en cœur de chair; l’homme est alors libéré de cet amour de soi (« amour-propre ») qui le refermait sur lui-même, est en mesure de faire le bien et de s’ouvrir vers Dieu comme vers son prochain. Le plaisir que l’homme trouvait à faire le mal est remplacé par un plaisir plus grand, celui de l’Amour (la « charité »). Cela ne signifie pas pour autant que l’individu touché par la grâce soit sauvé, car Dieu peut à tout moment la lui retirer; il retombe alors dans les affres du péché, comme cela est arrivé à saint Pierre lui-même quand il renia Jésus: les augustiniens de Port-Royal, incertains de leur salut, vivent dans une perpétuelle angoisse d’être abandonnés par Dieu pour toujours.

On le voit, dans le système de l’Augustinus, la place de la liberté humaine est fortement réduite: elle n’est qu’un assentiment à une volonté supérieure, celle de Dieu ou celle de Satan, qui se partagent le cœur de l’homme.

Il serait tentant, pour un observateur du début du XXIe siècle, de ne voir dans ce débat qui meurtrira profondément la chrétienté qu’une simple querelle de théologiens, une vétille oiseuse. C’est tout le contraire: le débat sur la grâce est capital car il engage des choix métaphysiques, une conception de la vie et du monde, une vision de l’homme et de Dieu, et jusqu’à une théorie de la société et de la politique. Aussi importe-t-il d’en mesurer les enjeux: apparemment, il semble que la modernité est du côté des jésuites: la confiance dans l’aptitude de l’homme à prendre en mains son destin et à conduire lui-même ses affaires, en collaboration avec un Dieu bienveillant qui ne le contraint pas mais l’invite à travailler de concert avec sa Providence, est a priori plus séduisante que la rigueur pessimiste augustinienne, doctrine héritée d’un Moyen-Age vite jugé obscurantiste.

Pourtant, — et ce n’est pas là le moindre paradoxe — le camp augustinien s’honore de compter dans ses rangs des personnalités de premier plan, et non de simples réactionnaires campés sur des positions d’arrière-garde. D’où la séduction qu’entraîne depuis le XVIIe siècle les amis de Port-Royal. Les Pascal, les Racine ou les Nicole, quoi qu’on puisse penser par ailleurs des idées qu’ils défendent, fascinent jusqu’à ceux qui se réfèrent à des systèmes du monde radicalement opposés à celui des « jansénistes ». Sainte-Beuve qui, au XIXe siècle, rédigea un insurpassable monument à la gloire de Port-Royal, était un esprit fort.

Port-Royal dans la tourmente « janséniste »

Comment le paisible monastère fut-il mêlé à ces controverses? Le destin de Port-Royal se noua en 1633, lorsque Mère Angélique prit pour directeur spirituel Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et zélé disciple de saint Augustin.

Originaire de Bayonne, ami de Bérulle, il était aussi très lié avec Jansénius; c’est lui qui l’engagea même à rédiger cet Augustinus qui causerait tant de troubles au royaume de France. Saint-Cyran lui-même n’était d’ailleurs pas en odeur de sainteté aux yeux du pouvoir: depuis la mort de Bérulle (1629), il dirigeait le « parti dévot », s’opposant ainsi au cardinal de Richelieu et au parti des « bons Français »: les premiers voulaient faire l’unité des catholiques, tandis que les seconds faisaient passer au premier plan la raison d’Etat, quitte à s’allier avec les protestants. Saint-Cyran était également adversaire farouche des jésuites, trop liés à Rome et trop laxistes sur le plan moral (voir sa Somme des fautes, tournée contre le jésuite Garasse): ses ennemis étaient trop nombreux et trop puissants pour qu’il n’eût pas à en souffrir tôt ou tard.

Soupçonné de comploter contre son pays (son ami Jansénius était d’ailleurs l’auteur d’un Mars gallicus dirigé contre Richelieu), suspecté quant à son orthodoxie, et, c’est peut-être le plus grave, insoumis à Richelieu, Saint-Cyran fut mis en prison à Vincennes en 1638, où il resta en détention arbitraire, le cardinal n’ayant rien pu prouver de décisif contre lui. Saint-Cyran n’en sortit qu’en 1643, après la mort du cardinal, et mourut peu après, tant les conditions de sa détention avaient été rigoureuses. Son rayonnement spirituel ne fit pourtant que s’accroître au cours de son séjour en prison: depuis sa cellule, il continuait sa direction spirituelle au moyen d’une abondante correspondance.

C’était non seulement Mère Angélique, mais toute la famille Arnauld qui fut conquise par le charisme exceptionnel de l’abbé, et qui se trouva insensiblement engagé dans la défense de la cause augustinienne. Saint-Cyran devint ainsi « l’ami intime » de l’aîné de la famille, Robert d’Andilly, qu’il engagea à traduire saint Augustin et à composer de la poésie religieuse; d’Andilly, après la mort de son directeur, publierait sa correspondance. Mais c’est surtout sur le cadet de la famille Arnauld que Saint-Cyran faisait reposer ses plus grands espoirs: Antoine, qui deviendrait bientôt « le Grand Arnauld », était un jeune théologien de la Sorbonne, tout acquis à la cause augustinienne, et promis à un brillant avenir. Sur le conseil de Saint-Cyran, il publia un ouvrage, la Fréquente communion (1643), où il soutenait contre les jésuites que communier était une chose grave, qui ne se pouvait faire à la légère, et qui demandait un minimum de préparation. Il appuyait son argumentation sur un appareil patristique impressionnant.

L’Augustinus et La Fréquente communion furent violemment attaqués, en particulier par les jésuites, qui accusaient les amis de Port-Royal de « jansénisme »: ce mot est un quolibet pour désigner les amis de Port-Royal; le terme, employé exclusivement par leurs adversaires, sous-entend que ces catholiques rigoristes sont des hérétiques, sectateurs de l’évêque d’Ypres Corneille Jansen, alors qu’eux-mêmes prétendaient seulement être des « disciples de saint Augustin »: le jansénisme, expliquent le port-royaliste Arnauld et son collaborateur Pierre Nicole, est un « fantôme ».

Il n’en reste pas moins qu’après la mort de Saint-Cyran, en 1643, Arnauld prit la tête de ceux qui, autour de Port-Royal, entreprirent, au nom de la vérité, de défendre la tradition augustinienne contre les « nouveautés » des jésuites-molinistes.

Les Solitaires (encore appelés « Messieurs de Port-Royal »)

En août 1637, l’un des dirigés de Saint-Cyran, Antoine Le Maistre, grand avocat parisien, décida de se convertir et de renoncer aux vanités du monde. Il se retira alors spectaculairement des affaires, et s’installa près du monastère de Port-Royal, dans un bâtiment abandonné par les religieuses, les « Granges ». Il fut rapidement rejoint par d’autres: plusieurs de ses frères, Antoine Singlin, le grammairien Claude Lancelot et le moraliste Pierre Nicole furent parmi les plus célèbres de ces « Solitaires ». Blaise Pascal, qui vint à plusieurs reprises faire retraite aux Granges, ne fut jamais à proprement parler un « Solitaire ».

Ils étaient jugés dangereux par le pouvoir : ces hommes, qui avaient décidé de vivre dans la pénitence et la retraite, n’étaient rattachés à aucun ordre religieux, ils n’étaient ni moines ni prêtres, mais des « électrons libres » perçus par le pouvoir comme une menace : que se passerait-il si ces communautés d’individus aux idées sulfureuses, et appartenant à l’élite du pays, se mettaient à se multiplier ? Le pouvoir entreprit à plusieurs reprises de les disperser.

Les grandes controverses (1643-1669)

La mort de Richelieu ne met pas fin aux luttes: Mazarin reprend le flambeau de la lutte anti-janséniste. En 1649, le syndic de Sorbonne demande l’examen de sept propositions censées reproduire l’opinion de Jansénius dans l’Augustinus, mais sans citer le texte. Ces propositions se réduisirent rapidement à cinq. En dépit d’une défense acharnée du camp augustinien, la décision du pape Innocent X tombe comme un couperet le 31 mai 1653, dans la bulle Cum occasione qui condamne les « Cinq propositions » et les attribue à Jansénius. Mazarin fait recevoir rapidement la bulle en France, et obtient la soumission du Parlement, de la Sorbonne et de la presque totalité des évêques. La défaite est totale pour les amis de Port-Royal, qui essuient un premier et cuisant revers: le pape ne défend pas même explicitement la doctrine de saint Augustin. Les jésuites exploitent de façon indécente leur victoire, ne reculant pas même devant les campagnes diffamatoires: ils firent publier un almanach injurieux où les « malheureux jansénistes », condamnés par l’Eglise, se réfugient dans les bras de Calvin…

Les augustiniens ne désarment pas pour autant. Dans la Seconde lettre à un duc et pair, Antoine Arnauld opère la distinction du droit et du fait: certes, les Cinq Propositions sont condamnables en un certain sens, explique-t-il, mais, dans ce sens hérétique, elles ne sont pas dans Jansénius, et nulle autorité ne peut nous contraindre à voir dans un texte ce qui ne s’y trouve pas: c’est à partir de cette date que les « jansénistes » sont regardés comme les défenseurs de la liberté de conscience. Cette esquive n’était possible que parce que les propositions n’étaient pas des citations textuelles de Jansénius.

Mais en février 1656, Mazarin fait condamner Arnauld en Sorbonne: il perd son titre de docteur, ainsi que tous les théologiens qui l’avaient défendu. Il ne lui reste qu’à se retirer aux Granges où il se consacre à des travaux apologétiques, aidé par Pierre Nicole, professeur aux Petites Ecoles.

Après cette nouvelle défaite, les port-royalistes changent de tactique, et tentent de faire descendre la théologie dans les salons mondains, pour se gagner la confiance de ce qu’on n’appelait pas encore « l’opinion publique »: ce sera la tâche à laquelle se livrera Pascal, dans les Provinciales. La victoire morale remportée par les « Petites Lettres » du provincial ont donné une victoire morale aux augustiniens, mais sans rien changer à leur situation: la persécution continue de plus belle.

Les port-royalistes n’ont jamais été tentés de fomenter aucune rébellion contre l’Etat ou l’institution ecclésiastique, et leur opposition s’est toujours cantonnée aux discussions théologiques; ils n’étaient pas les dangereux « Républicains » que dénonçaient leurs adversaires. Mais cela n’était pas assez pour Louis XIV, qui ne supportait aucune remise en cause, même légère, de son pouvoir absolu. Dès 1661, après la mort de Mazarin, il reprit personnellement les choses en main. Il obtint de l’archevêché de Paris que tout le clergé de France signe un Formulaire condamnant Jansénius. Ce Formulaire causa des déchirements terribles dans le camp augustinien: fallait-il signer ou non? Alors que plusieurs, comme Arnauld et Nicole, s’orientent vers des solutions de compromis, les religieuses, alléguant qu’elles n’ont pas lu l’Augustinus, refusent de signer. La réaction ne se fait pas attendre: les 21 et 26 août 1664, l’archevêque de Paris Hardouin de Péréfixe vient en personne à Port-Royal et déporte vers d’autres couvents douze religieuses, dont la Mère Agnès, sœur de Mère Angélique. En 1665, les religieuses qui acceptèrent de signer (les « signeuses ») purent demeurer à Paris, tandis que les autres furent rassemblées à la maison des Champs.

La paix de l’Eglise (1669-1679)

La persécution connut une décennie d’accalmie: l’élection d’un nouveau pape, Clément IX, et un souci tactique de Louis XIV alors occupé par la guerre de Hollande favorisa un apaisement provisoire. Le pape promulgua le 14 janvier 1669 un bref, « La Paix de l’Eglise ».

Ces années sont, dit Sainte-Beuve, le « bel automne de Port-Royal »: les Solitaires exilés peuvent revenir, le monastère retrouve sa liberté, à condition de ne plus envenimer la querelle. Aussi les Messieurs s’adonnent-ils à des travaux pédagogiques, à la controverse antiprotestante, et même à la poésie (ils font publier en 1671 un Recueil de poésies chrétiennes et diverses).

Le rayonnement de Port-Royal est immense : Boileau, Mme de Sévigné étaient des amis du monastère, mais aussi Racine, brouillé pendant un temps, ou La Fontaine même, que Robert d’Andilly chargea de composer en vers une Vie de saint Malc.

Le grand ouvrage de Port-Royal, au plan littéraire, fut la traduction de la Bible: les Messieurs souhaitaient donner à lire en français les textes sacrés, pour les mettre à la portée des fidèles. Le maître d’œuvre fut Le Maistre de Sacy, frère d’Antoine Le Maistre et confesseur des religieuses, s’attelle en 1672 à une tâche qui ne s’achèvera qu’après sa mort. Cette Bible de Port-Royal est celle qu’ont lu tous les grands écrivains français, de Voltaire à Flaubert et Rimbaud; elle est disponible aux éditions Bouquins.

L’hiver de Port-Royal (1679-1711/1713)

Les persécutions de 1679

En 1679, les persécutions reprennent: le traité de Nimègue, qui laisse à Louis XIV les mains libres, et la mort de la duchesse de Longueville, protectrice de Port-Royal, encouragent le roi à reprendre le combat. En vrai roi de la Contre-Réforme, il ne supportait les forces centrifuges opposées à son pouvoir et à celui de l’Eglise; bientôt, ce serait au tour des protestants de subir les contrecoups du catholicisme conquérant de Louis-le-Grand.

Le 16 mai 1679, François de Harlay, archevêque de Paris, se rend à Port-Royal des Champs et prive les moniales de sacrements: confession et communion ne pourront plus avoir lieu que clandestinement; il chasse également les pensionnaires et interdit d’en recevoir de nouvelles. Les jansénistes sont contraints de s’exiler: Arnauld se fixe à Bruxelles où il restera jusqu’à sa mort (1694). Nicole, qui commença par s’exiler, accepta un compromis avec l’archevêché de Paris: son retour contre son silence (il meurt en 1695). L’oratorien Pasquier Quesnel s’exila aussi et rejoint Arnauld. C’est lui qui dirigerait le mouvement après la mort d’Arnauld.

La destruction du monastère (1711) et la bulle Unigenitus (1713)

Quesnel, qui a, bien davantage qu’Arnauld, un tempérament de chef de parti, inquiète le pouvoir. Il est arrêté, et l’on découvre sa correspondance et ses archives qui semblent attester de l’existence d’un réseau clandestin de « jansénistes ». Le pouvoir veut en finir: en 1706, il interdit l’élection de toute nouvelle abbesse. En 1709, il fait disperser les religieuses. En 1711 enfin, il fait détruire le monastère et disperser les cendres des défunts enterrés dans le cimetière de Port-Royal. L’opinion publique est profondément touchée par la fin dramatique de l’abbaye martyrisée, dont les ruines deviennent alors l’objet d’un pèlerinage de la part des jansénistes. Un ouvrage mi-pamphlétaire mi-poétique, les Gémissements d’une âme vivement touchée de la destruction du saint monastère de Port-Royal, composés par Le Sesne d’Etemare, exploite l’affaire au profit des jansénistes.

Deux ans plus tard, en 1713, encouragé par Louis XIV, Clément XI signe la bulle Unigenitus qui condamne 101 propositions extraites, cette fois terme à terme, d’un ouvrage de Quesnel. A cette date, l’Eglise catholique a rejeté la terrible doctrine augustienne de la prédestination, et s’est rangée du côté moderniste: le premier « jansénisme » est mort, le second, celui du XVIIIe siècle, sera avant tout une affaire politique. Mais ceci est une autre histoire…